La visite royale du roi George VI et de la reine Elizabeth, en 1939, est la première visite d’un monarque canadien régnant sur le pays. Elle restera la plus réussie des visites royales jamais effectuées au Canada, des foules énormes étant venues acclamer le couple royal tout au long de leur traversée du pays en train. Cette visite, qui a inclus un détour de quatre jours aux États-Unis, a également permis de renforcer les relations anglo-canadiennes et anglo-américaines à la veille de la Deuxième Guerre mondiale.
Albert et Elizabeth
Le futur roi George VI est né le 14 décembre 1895. Son arrière-grand-mère, la reine Victoria, insiste pour qu’il se prénomme Albert, en l’honneur de son arrière-grand-père, mort à la même date en 1861. Deuxième fils du futur roi George V, le jeune prince n’est pas destiné à monter sur le trône et s’engage donc dans une carrière dans la marine. En 1913, à 17 ans, il se rend pour la première fois au Canada dans le cadre d’une croisière d’instruction de six mois.
En 1930, le gouvernement canadien demande que le prince, qui a été fait duc d’York en 1920, soit choisi pour le poste de gouverneur général. Mais le gouvernement britannique s’y oppose, à cause de l’évolution des relations entre le Royaume-Uni et le Canada, notamment l’autonomie croissante du Canada qui va bientôt être inscrite dans le statut de Westminster.
En 1923, le duc d’York épouse lady Elizabeth Bowes-Lyon, la neuvième d’une fratrie de dix enfants mis au monde par le comte et la comtesse de Strathmore, tous deux membres de l’aristocratie écossaise. Le mariage, puis l’arrivée des deux filles du couple royal, la future reine Elizabeth II (née en 1926) et la princesse Margaret (1930-2002), suscitent l’intérêt du public dans tout le monde anglophone, y compris au Canada. (Lors de l’avènement de sa fille au trône en 1952, Elizabeth devient connue sous le nom de Reine-Mère.)
Le 20 janvier 1936, le roi George V meurt et le frère aîné du duc d’York lui succède en devenant ainsi le roi Édouard VIII. Presque un an plus tard, Édouard VIII abdique pour épouser Wallis Simpson, une Américaine mondaine deux fois divorcée. Le duc d’York devient roi à la suite de la crise de l’abdication et prend le nom de George VI, pour symboliser la continuité avec le règne de son père, George V.
Roi et reine du Canada
En 1931, le statut de Westminster accorde au Canada le contrôle de sa propre politique étrangère. Le Statut modifie la relation entre le Canada et la monarchie, créant une Couronne canadienne distincte. Le Canada devient alors l’égal politique du Royaume-Uni avec lequel il partage un monarque commun. Le poste de gouverneur général, qui consistait à représenter le gouvernement britannique, ne représente plus que le monarque partagé. En 1939, le roi George VI et la reine Elizabeth arrivent donc en tant que roi et reine du Canada.
Lord Tweedsmuir, gouverneur général de 1935 à 1940, invite le couple royal à se rendre au Canada après l’annulation d’une visite en Inde en 1938. Tweedsmuir rencontre George VI le 24 septembre 1938 au palais de Buckingham, où le roi lui confirme alors sa prochaine venue historique au Canada. L’itinéraire est publié dans les journaux le 4 janvier 1939. La menace d’une Deuxième Guerre mondiale influe sur les préparations. La reine Elizabeth se remémorera plus tard : « Nous devions nous rendre au Canada à bord d’un navire de guerre, mais nous avons dû opter pour un navire de ligne au cas où le navire de guerre soit réquisitionné. La guerre était vraiment imminente ».
Le Canada en train
Le roi et la reine passent un mois au Canada et visitent le pays du 17 mai au 15 juin (mis à part quatre jours passés aux États-Unis, du 8 au 11 juin). Ils traversent le pays deux fois, à bord d’un train royal bleu et argent qui allait devenir le symbole le plus reconnaissable de cette visite. Leur périple débute à Québec lorsque le couple royal débarque de l’Empress of Australia, un navire de ligne de la compagnie de chemin de fer du Canadien Pacifique escorté par deux contre-torpilleurs et deux croiseurs de la Marine royale du Canada. Le premier ministre William Lyon Mackenzie King accueille officiellement le couple en prononçant un discours dans lequel il déclare notamment : « Aujourd’hui, comme jamais auparavant, le trône est venu s’installer au centre de la vie de notre nation ».
Lors du voyage vers l’ouest, le couple s’arrête à Trois-Rivières, Montréal, Ottawa, Kingston, Toronto, Winnipeg, Regina, Calgary, Banff, Vancouver et Victoria, ainsi que dans une multitude de villages et de petites villes. Le train repart ensuite vers l’est et s’arrête entre autres à Jasper, Edmonton, Saskatoon, Sudbury, Guelph, Kitchener, Windsor, Hamilton, St. Catharines et Niagara Falls. Après leur passage aux États-Unis, le couple royal revient au Canada et continue son voyage en passant par Rivière-du-Loup, Fredericton, Saint John, Moncton et Charlottetown, puis le roi et la reine mettent un terme à leur visite en s’embarquant sur leur navire du départ d’Halifax. Avant de revenir en Grande-Bretagne, le couple royal s’arrête à St. John’s, à l’époque capitale du dominion séparé que constitue alors Terre-Neuve.
Mackenzie King accueille le couple royal à chacune des étapes de leur voyage. George VI donne la sanction royale à neuf projets de loi et devient le premier monarque canadien à rencontrer directement son Parlement. Avec Elizabeth, il inaugure également le Monument commémoratif de guerre du Canada, à Ottawa, et pose la première pierre du nouvel édifice de la Cour suprême du Canada.
Premier bain de foule royal
Le bain de foule royal, aujourd’hui familier de tous, au cours duquel les membres de la famille royale vont à la rencontre directe des citoyens durant leurs visites, est né spontanément à Ottawa en 1939. Après avoir inauguré, le 21 mai, le Monument commémoratif de guerre du Canada, le couple royal, au lieu de remonter immédiatement dans leur véhicule, passe une demi-heure à interagir avec quelques-uns des 25 000 anciens combattants de la Première Guerre mondiale présents dans une foule qui compte au moins 100 000 personnes. C’est un geste étonnant, en particulier à une époque où les membres de la famille royale sont souvent perçus comme des figures distantes. Un animateur radio de la CBC, qui couvre l’événement, observe le rapport chaleureux qui s’est établi entre le couple royal et la foule : « Un des anciens combattants tapote affectueusement le roi sur l’épaule […]. Sa Majesté discute avec un autre ancien combattant, membre de l’Association des amputés […]. La reine parle maintenant à un ancien combattant aveugle […]. Le roi serre des mains […]. »
Tweedsmuir, qui est également présent, reconnaîtra plus tard l’impact durable qu’a eu ce bain de foule à la veille de la Deuxième Guerre mondiale : « Un vieil homme m’a glissé, “Hé, dis donc, si seulement Hitler pouvait voir ça !” C’était une magnifique concrétisation de ce qu’est un roi proche de son peuple ».
Grand spectacle
Le roi et la reine sont accueillis par des foules énormes d’un bout à l’autre de leur visite. La CBC qualifie la réception qui leur est faite de « majestueux chaos ». Des millions de Canadiens se rassemblent dans les villes et le long des passages à niveau, dans les campagnes, pour apercevoir le couple royal ou simplement voir le train passer lorsqu’aucun arrêt n’est prévu. Cet enthousiasme est partagé par les Canadiens de tous les horizons. Au Québec, avant la Révolution tranquille des années 1960, la Couronne est perçue comme une protectrice des droits des minorités dans le vaste espace démocratique, et le couple royal est donc bien reçu par les Canadiens français. La reine Elizabeth écrit les mots suivants à sa fille, la future reine Elizabeth II : « Les Français à Québec et à Ottawa ont démontré une magnifique loyauté ; et [à] Montréal, il devait y avoir deux millions de personnes, toutes très enthousiastes et heureuses d’avoir l’occasion de le montrer. Hier, à Toronto, c’était pareil… »
Le roi et la reine prononcent des discours en français et en anglais. Le roi bégaie toujours un peu lors de ses discours en anglais, mais pas lors de ses allocutions en français.
Dans son journal, Mackenzie King mentionne aussi fréquemment l’enthousiasme des foules à chaque arrêt. Par exemple, lorsque le train royal arrive à Brandon, au Manitoba, il y a « une formidable acclamation. Une longue passerelle qui enjambe la voie ferrée, remplie de monde. C’était 11 heures du soir ».
Réactions des Canadiens francophones
La réponse enthousiaste à la visite royale au Québec est influencée par les opinions des dirigeants politiques et religieux canadiens français. Deux ministres canadiens français, Ernest Lapointe et Ferdinand Rinfret, encouragent l’intérêt du public pour la visite. Camillien Houde, le maire de Montréal, s’assure que sa ville dépense plus d’argent que Toronto pour les événements de la visite royale. Le cardinal Jean-Marie-Rodrigue Villeneuve, archevêque de Québec, a déjà rencontré le roi George V et soutient la monarchie. À l’époque, le système scolaire catholique du Québec enseigne que la conquête britannique du Québec a protégé la région de l’influence séculaire de la Révolution française.
La présence du roi et de la reine au Québec est largement couverte par la presse, et le tourisme au Québec augmente de 65 % à la suite de la visite. Les journaux de langue française soulignent que les Canadiens français sont fidèles à la Couronne et admirent le couple royal sur le plan personnel, mais qu’ils ne soutiennent pas l’impérialisme britannique et ne se considèrent pas comme ayant été assimilés à l’Empire britannique. La Presse critique l’exposition de drapeaux et de décorations britanniques au Québec comme étant de la « propagande impérialiste » et place plutôt la visite royale dans un contexte canadien-français, en déclarant : « Pourquoi nous, Canadiens français, ne profiterions-nous pas de l’occasion pour manifester notre loyauté et notre attachement à nos souverains, certes, mais aussi à notre langue, à notre nationalité, à nos droits, à notre caractère ethnique. Si nous devons avoir des inscriptions, qu’elles soient rédigées en français, si nous applaudissons, applaudissons en français […]. »
La couverture américaine de la visite royale suppose que le Québec est comparativement indifférent ou hostile à la présence du roi et de la reine dans la province. Les magazines Time et Life rapportent que le couple royal a voyagé dans des limousines à l’épreuve des balles à Québec et à Montréal pour des raisons de sécurité, sans mentionner que le couple a utilisé le même type de véhicules lors d’autres arrêts au Canada. Les commentateurs québécois s’opposent aux implications de cette couverture. Le Devoir déclare : « Les seuls gangsters ou tireurs que nous avons viennent des États-Unis » et compare la fine cuisine française que le roi et la reine ont appréciée au Québec aux « hot dogs ou sandwichs au beurre d’arachide » que le couple royal pourrait recevoir aux États-Unis.
Couverture médiatique au Canada anglais
La visite royale de 1939 bénéficie d’une vaste couverture médiatique au Canada et dans le reste du monde. La chaîne radio de la CBC envoie une centaine de membres de son personnel pour couvrir la visite et les journaux consacrent de nombreux articles aux événements. La visite motive le lancement d’un service canadien de radiodiffusion sur ondes courtes. Il y a aussi tous les journalistes internationaux, qui voyagent dans le train royal.
La reine Elizabeth écrira à sa belle-mère, la reine Mary : « À Ottawa, nous avons eu une réception avec tous les journalistes qui voyagent avec nous dans le train. Ils étaient près de quatre-vingts ! […] Les Américains sont particulièrement conviviaux et plaisants, et vraiment, j’ai été enchantée par tous ces événements. Bien sûr, ils ne connaissent rien à notre constitution et aux rouages de la monarchie […]. »
Il y a cependant eu quelques accrocs dans la couverture médiatique, notamment un animateur radio de Winnipeg qui a poussé un juron à l’antenne, en direct, puis est resté muet au moment de commenter la réception de la reine et du roi par Mackenzie King et John Queen, le maire de Winnipeg.
Visite aux Américains
Au milieu de leur visite, le couple royal s’échappe quatre jours aux États-Unis et y rencontre le président américain, Franklin Delano Roosevelt, dans sa résidence privée de Hyde Park, à New York, puis à Washington, DC. Le couple royal se rend également aux pavillons britannique et canadien de l’Exposition universelle de New York de 1939, et partage des hot dogs avec les Roosevelt à l’occasion d’un déjeuner pique-nique.
Le roi et la reine tisseront des liens serrés avec Franklin et Eleanor Roosevelt, une relation qui se prolongera durant toute la durée de la Deuxième Guerre mondiale. La reine Elizabeth se souviendra, des dizaines d’années plus tard, que la visite aux États-Unis « fut très fructueuse parce que le roi a pu s’entretenir avec Roosevelt. Ils ont passé des nuits à discuter, parce que l’arrivée d’Hitler au pouvoir était alors imminente ».
« Le Canada nous a construits »
L’objectif initial de la visite de 1939 était de permettre au roi de se présenter au Canada en tant que tel, mais l’imminence de la guerre donne une importance particulière à l’événement. La reine Elizabeth fait allusion à la menace d’une guerre dans la lettre de remerciement qu’elle adresse à lady Tweedsmuir, où elle déclare : « Nous vous sommes en premier lieu extrêmement reconnaissants d’avoir fait de cette visite un tel succès, car l’on sent de plus en plus qu’un Empire uni est la seule planche de salut pour le monde troublé d’aujourd’hui ».
La séparation des politiques étrangères de la Grande-Bretagne et du Canada, aux termes du statut de Westminster, fait que le Canada ne se retrouve pas automatiquement en guerre lorsque le Royaume-Uni déclare la guerre à l’Allemagne. La visite royale a néanmoins resserré les liens entre les Canadiens et la Grande-Bretagne et va contribuer à rallier le soutien du public pour que le Canada se joigne à l’effort de guerre. Le 10 septembre 1939, Mackenzie King conseille à George VI de déclarer la guerre à l’Allemagne en sa qualité de roi du Canada, juste une semaine après la déclaration du Royaume-Uni.
Pour la reine Elizabeth, la visite de 1939 marque le début d’une relation personnelle avec le Canada qui durera 50 ans et qui a contribué à la faire accepter, elle et son époux, comme un couple royal moderne, en plus de créer de précédents pour les futures visites royales au Canada. Elle déclarera plus tard : « Canada made us » (le Canada nous a construits). Son arrière-petit-fils, le prince William, duc de Cambridge, répète ce sentiment en 2011, à l’issue de sa première visite royale canadienne avec son épouse, Catherine, duchesse de Cambridge. En tant que Reine-Mère, la reine Elizabeth visite le Canada quatorze fois et devient la marraine de nombreuses organisations caritatives canadiennes et colonelle en chef honoraire de plusieurs régiments militaires canadiens. En 2000, la Reine-Mère, âgée de 100 ans, est nommée membre de l’Ordre du Canada.