En 1980, Terry Fox court 5 373 km dans le cadre de son Marathon de l’espoir, une course de fond organisée pour sensibiliser le public aux besoins de la recherche sur le cancer et lever des fonds. Terry Fox, dont la jambe droite a été amputée en 1977, accomplit cet incroyable exploit en portant une prothèse conçue principalement pour la marche. Son exploit a inspiré de nombreux Canadiens et d’autres amputés et para-athlètes dans le monde entier. Il a également incité les chercheurs à développer des prothèses plus adaptées à la course à pied. Depuis 1980, les avancées réalisées dans le domaine des matériaux et de la technologie informatique et bionique ont permis de réaliser des prothèses plus confortables, plus stables et plus réactives pour les athlètes amateurs et de haut niveau.
Terry Fox
Au début du mois de mars 1977, l’étudiant universitaire et athlète Terry Fox apprend qu’il est atteint d’un ostéosarcome (cancer des os) et qu’il va falloir amputer sa jambe droite au-dessus du genou. La veille au soir de son opération, l’entraîneur de basketball de l’école secondaire de Terry Fox lui passe un article qui va changer sa vie. L’article parle de Dick Traum, l’amputé américain qui, en 1976, est devenu le premier à courir le marathon de New York avec une prothèse. Terry Fox expliquera plus tard que c’est l’histoire de Traum qui l’a inspiré pour le Marathon de l’espoir.
La jambe droite de Terry Fox est amputée 15 cm au-dessus du genou. Quelques semaines plus tard, le jeune homme plein de volonté parvient déjà à marcher. L’année suivante, il se joint à l’équipe de basketball en fauteuil de Rick Hansen. Mais il rêve toujours de traverser le Canada en courant.
La jambe artificielle de Terry Fox
En 1979, Terry Fox commence à s’entraîner pour la course de fond, avec une prothèse conçue pour la marche. À l’époque, les jambes artificielles, compliquées et lourdes, sont destinées à la marche, pas à la course. Elles sont loin d’être au niveau des prothèses actuelles, ultra-légères, conçues spécifiquement pour la course et portées par les para-athlètes de haut niveau.
Dans une jambe normale, la course met en jeu les mécanismes suivants : les quadriceps (muscles du devant la cuisse) allongent la jambe vers l’avant, induisant une flexion au niveau de la hanche et un alignement de la cuisse et de la jambe au niveau du genou. Les ischio-jambiers (derrière la cuisse) agissent alors comme des freins pour stopper le mouvement de la jambe et aligner la hanche. le genou peut se plier un peu pour amortir le choc du pied au contact du sol et les quadriceps allongent une nouvelle fois la jambe alors que le corps passe au-dessus du pied. Les muscles de la hanche aident aussi les quadriceps et les ischio-jambiers à actionner la jambe. Puis les muscles du mollet se contractent pour soulever le corps (talon), permettre à l’autre jambe de basculer vers l’avant et contribuer à la propulsion du corps vers l’avant. Tout comme les quadriceps, ils aident à amortir l’impact avec le sol. Pour une personne amputée au-dessus du genou comme Terry Fox, les muscles des hanches doivent effectuer le travail normalement exécuté par les quadriceps et les ischio-jambiers. Le genou artificiel doit également rester droit lorsque la jambe est complètement étendue et supporte le poids du coureur, sinon la prothèse peut flamber.
La prothèse que Terry Fox utilise pour le Marathon de l’espoir a été conçue par Ben Speicher, un prothésiste de la Colombie-Britannique. Ben Speicher a adapté une prothèse de marche conventionnelle en y incorporant un genou artificiel fonctionnant comme une charnière (l’Otto Bock 3R17). La jambe est attachée par succion et une série de sangles. Une bande élastique a été ajoutée pour aider l’extension de la jambe vers l’avant. Avec un poids d’environ 4 kg, cette prothèse est lourde comparée aux prothèses de course légères utilisées aujourd’hui.
Pour un coureur amputé tel que Terry Fox, un des plus gros problèmes vient du fait qu’une prothèse conventionnelle n’est pas conçue pour amortir l’impact du talon avec le sol lors de la course. Les coureurs peuvent générer une force d’impact jusqu’à quatre fois plus élevée que leur propre poids, soit deux fois plus que lors de la marche. Cette force est normalement absorbée par la flexion du genou ainsi que par les quadriceps et les muscles du mollet. Chez un coureur valide, le pied aide aussi à absorber le choc et à récupérer une partie de l’énergie. Le pied artificiel de Terry Fox, fait de bois et de caoutchouc, ne peut remplir aucune de ces fonctions. Sa jambe artificielle n’est pas conçue pour absorber les impacts générés durant la course. Ben Speicher et Terry Fox font des essais avec un prototype basé sur le principe du pogo stick, en utilisant la suspension d’une motocyclette, mais ils sont déçus par les résultats et finissent par abandonner l’idée avant le marathon.
Un autre problème auquel doit faire face Terry Fox est celui de la lenteur du renvoi de la jambe artificielle vers l’avant. Les coureurs utilisent normalement leurs quadriceps pour propulser rapidement leur jambe libre vers l’avant, avant l’entrée en contact du talon avec le sol. Pour un coureur amputé au-dessus du genou, ce mouvement doit être accompli avec les muscles de la hanche. Avec une prothèse conventionnelle, le renvoi est lent et la flexion active du genou impossible. Un coureur amputé doit donc attendre que la jambe artificielle soit en extension complète avant de pouvoir y transférer son poids et se propulser par-dessus. La prothèse de Terry Fox est équipée d’une robuste bande élastique pour accélérer le renvoi de la jambe libre mais cette phase reste lente. La foulée devient donc hachée, car il doit sauter à cloche-pied sur sa jambe valide en attendant que sa jambe artificielle termine sa course vers l’avant. Ces sauts à cloche-pied lui donnent le temps d’allonger sa jambe artificielle mais lui permettent aussi d’amortir le choc de son moignon à l’intérieur du fourreau rigide de la prothèse. Cette technique est éprouvante pour l’organisme, en particulier pour l’articulation de la hanche du côté de sa jambe gauche valide.
La prothèse n’est pas confortable, mais sa conception simple fait qu’elle est relativement facile à réparer. En juillet 1980, Frank Cicchillo, chef mécanicien chez Slessor Motors à Newmarket, en Ontario, répare la jambe artificielle de Terry Fox à l’aide de pièces provenant du système de suspension arrière d’une Chevy Malibu de 1978. Le mois suivant, le ressort casse alors que Terry Fox court vers Sault Sainte Marie. Par chance, un soudeur parvient à réparer rapidement la prothèse et Terry Fox peut continuer son marathon.
Malheureusement, peu après, il est forcé d’abandonner le Marathon de l’espoir. Il abandonne officiellement la course le 1er septembre 1980, près de Thunder Bay, alors que le cancer revient, cette fois dans ses poumons. Il meurt l’année suivante, le 28 juin 1981.
Une inspiration pour la recherche – la prothèse de course Terry Fox
La course de Terry Fox à travers le pays a inspiré des millions de Canadiens, de tous les horizons, y compris les chercheurs. En juillet 1980, alors que Terry Fox court en Ontario, Les Amputés de guerre du Canada demande à Guy Martel, chef du département de prothétique et d’orthétique de l’hôpital Chedoke-McMaster (Hamilton), de rencontrer Terry Fox pour évaluer ses besoins en matière de prothèse. Durant leur discussion, le 14 juillet, Terry Fox explique à Guy Martel les différentes prothèses qu’il a essayées, y compris le prototype conçu par le prothésiste Ben Speicher basé sur un mécanisme à ressort. Terry Fox exprime à plusieurs reprises sa frustration de ne pouvoir courir avec sa présente prothèse.
Malheureusement, Terry Fox meurt avant que Guy Martel ait le temps de mettre au point une prothèse mieux adaptée à la course. En février 1982, Guy Martel et son équipe reçoivent néanmoins une subvention de recherche de 17 000 $, offerte par Les Amputés de guerre du Canada, pour fabriquer une prothèse améliorée permettant de courir. L’équipe de recherche (Guy Martel, Hubert de Bruin, chef du département de Génie biomédical, et Edwin Iler, technologue en mécanique) parvient finalement à mettre au point et à tester une jambe artificielle plus légère, équipée d’un genou commercial polycentrique en carbone, d’un pied standard, d’une version améliorée du mécanisme à ressort essayé par Terry, et d’un amortisseur pneumatique. L’axe du ressort est compressé dès que le talon touche le sol, réduisant ainsi l’impact imparti au membre résiduel. La compression induite par la pose du talon entraîne également un léger raccourcissement de la jambe et donc un abaissement du centre de gravité du coureur. Lors du décollement de la pointe du pied, le ressort compressé se détend et restaure l’énergie emmagasinée, aidant ainsi à propulser la prothèse et le coureur vers l’avant. Ces améliorations auraient pu aider Terry Fox à courir en lui évitant notamment d’avoir recours au cloche-pied.
En mai 1984, la prothèse de course à pied inspiré par Terry Fox est dévoilée au séminaire du Programme « Les vainqueurs » des Amputés de guerre du Canada à Burlington, en Ontario.
Prothèses modernes
Les prothèses des membres inférieurs se sont beaucoup améliorées depuis 1980, en grande partie grâce à l’arrivée des matériaux composites en carbone. Ces matériaux, mis au point initialement pour l’industrie aérospatiale, ont permis aux ingénieurs de créer des prothèses plus légères, plus solides et plus durables. Les avancées accomplies dans le domaine des technologies assistées par ordinateur ont également permis d’améliorer le contrôle et la réactivité des genoux artificiels.
Depuis les années 1980, des sociétés telles que Össur et Ottobock continuent à mettre au point des pieds et des genoux artificiels pour les personnes amputées qui veulent rester actives. En 1997, Ottobock – la société installée en Allemagne qui a développé le genou artificiel utilisé par Terry Fox – met sur le marché la C-Leg, le premier genou artificiel équipé d’une articulation pilotée par un microprocesseur. La société Össur, basée en Islande, a également mis au point des genoux artificiels contrôlés par microprocesseur. En 2004, elle lance le Rheo Knee, qui utilise l’intelligence artificielle et un fluide magnétique pour s’adapter au changement de foulée de l’utilisateur et aux modifications de l’environnement.
Depuis, la technologie des prothèses équipées de microprocesseurs n’a fait que progresser. Les versions actuelles de la C-Leg (la C-Leg 4) et du Rheo (Rheo 3) utilisent par exemple des capteurs gyroscopiques pour mieux comprendre ce que veut faire l’utilisateur et améliorer la stabilité et la sécurité. Össur produit également la Symbionic Leg – le premier système commercialisé dans le monde qui incorpore un genou et une cheville bioniques – et le Power Knee, la première articulation artificielle capable de mouvements motorisés remplaçant ceux offerts par les muscles.
Prothèses spécialisées pour la course à pied
En 1984, l’inventeur américain Van Phillips développe le Flex-Foot, un pied artificiel qui va révolutionner la course à pied pour les personnes amputées. Les prothèses Flex-Foot pour le pied et la jambe sont légères (en carbone) et sont capables d’emmagasiner l’énergie cinétique, comme un ressort. Cette énergie est restituée lors du décollage de la pointe du pied, contribuant ainsi à la propulsion du coureur. Aujourd’hui connu sous le nom de « lames » (blades en anglais), le pied aide aussi à absorber l’énergie de l’impact et améliore la stabilité du genou lors de la prise de contact avec le sol.
Le Flex-Foot est utilisé pour la première fois en compétition de haut niveau lors des Jeux paralympiques de 1988. Depuis, plusieurs versions différentes du Flex-Foot – aujourd’hui fabriqué par la société islandaise Össur – ont été utilisées par la plupart des coureurs de compétition. Le coureur sud-africain controversé Oscar Pistorius, surnommé « Blade Runner », a par exemple utilisé le Flex-Foot Cheetah. Les amputés transtibiaux (sous le genou) sont les premiers bénéficiaires de cette technologie.
Le modèle Cheetah est conçu pour les courses sur de courtes distances, mais le fabricant propose également des versions du Flex-Run Foot pour des épreuves sur de longues distances. En 2005, l’Américaine Sarah Reinertsen devient la première femme amputée à terminer le triathlon Ironman équipée du Flex-Run Foot d’Össur et du Total Knee 2100. Le coureur canadien Rick Ball, premier amputé unijambiste à terminer un marathon en moins de trois heures, porte un système similaire.
En 2015, la seule prothèse de course à pied pour les personnes amputées au-dessus du genou est la prothèse 3S80 Fitness d’Ottobock. De son côté, Ossur prépare la mise sur le marché d’une ligne de genoux artificiels pour différentes distances de course.
Si Terry Fox courait aujourd’hui, il utiliserait probablement la 3S80 d’Ottobock ou le Total Knee 2100 d’Össur en combinaison avec le pied artificiel Flex-Run. Les prothèses modernes sont largement supérieures pour ce qui est de l’accouplement au fourreau, de leur réactivité et de leur stabilité. Elles sont aussi beaucoup plus légères : la jambe artificielle de Terry Fox pesait environ 4 kg tandis qu’une prothèse de course utilisant le système 3S80 d’Ottobock ne pèse qu’environ 2 kg.
Impact et disponibilité
Les progrès accomplis dans le domaine des prothèses ont permis à un plus grand nombre de personnes ayant un handicap de rester actives. Ils se sont aussi traduits par une importante amélioration des performances des para-athlètes de haut niveau. En 2015, par exemple, de nouveaux records du monde ont été établis pour le 100 m femme dans les catégories T42 (amputation unique au-dessus du genou) et T43 (doubles amputations au-dessous du genou). Les prothèses de course sont néanmoins chères. Elles coûtent en effet des dizaines de milliers de dollars. Comme les autres types de technologie d’assistance, leur coût élevé crée des problèmes de disponibilité, en particulier pour les athlètes vivant dans les pays en voie de développement. (Voir Jeux paralympiques : innovation technologique).
Controverse concernant les avantages conférés par les prothèses
Lorsque Terry Fox s’engage sur son Marathon de l’espoir en 1980, personne n’aurait prétendu, à l’époque, que sa jambe artificielle lui donnait un avantage sur les athlètes valides. Au XXIe siècle, cependant, on assiste à des discussions animées concernant les avantages qu’auraient les athlètes amputés des membres inférieurs sur les athlètes valides grâce aux prothèses de course modernes.
En 2007, l’Association internationale des Fédérations d’athlétisme (IAAF) déclare que le double amputé Oscar Pistorius ne pourra participer aux compétitions des athlètes valides parce que ses « lames » prosthétiques lui confèrent un avantage injuste. Cette décision est cependant annulée et Pistorius remporte la médaille d’argent avec l’équipe du relais 4 X 400 m lors des Championnats du monde de 2011 puis participe au 400 m et au relais 4 X 400 m aux Jeux olympiques d’été de 2012.
Dans le cas de Pistorius, la question était de savoir si ses deux prothèses Flex-Foot Cheetah lui donnaient un avantage injuste (notamment grâce à la restitution d’énergie et au renvoi plus rapide de la jambe libre). Le débat est toujours d’actualité pour ce qui est des avantages que pourraient conférer les prothèses modernes, en particulier aux doubles amputés, mais le cas des amputés unijambistes est plus clair : vu qu’un amputé unijambiste dois synchroniser la vélocité des enjambées de sa prothèse et de sa jambe saine, il ne peut courir qu’aussi rapidement que sa jambe le plus lent.
En tout état de cause, les exploits réalisés par Terry Fox, Steve Fonyo et Rick Ball (tout comme ceux d’autres para-athlètes) résultent principalement d’une détermination à toute épreuve, d’un moral d’acier et d’une force physique exceptionnelle.
Remerciements
Nous remercions Geoffrey Hall (Custom Prosthetic Services), Jason Adams (Össur Canada) et Mark Agro (président, Ottobock Canada) pour les conseils et l’aide qu’ils nous ont fournis.