Vern Hunter, alias Dry Hole (puits sec), essuyant la sueur qui lui brûle les yeux, se désole devant un nouveau puits stérile. «Ok, ça suffit, lance-t-il à son équipe. On s'en va!» C'est le 133e puits sec foré par Imperial Oil, dans sa recherche de pétrole en Saskatchewan. Chef de chantier pour nombre de ces forages, Hunter porte bien son surnom. Quand Imperial décide finalement d'abandonner la Saskatchewan, elle envoie Hunter à Leduc, au sud d'Edmonton (Alb.) en se basant sur une anomalie souterraine découverte par des géologues. Le 26 novembre 1946, Hunter installe l'appareil de forage Wilson no 2 sur les terres de Mike Turta, un fermier. Le 13 février 1947, le puits Leduc no 1 est mis en production, ce qui donne le coup d'envoi du boom pétrolier de l'après-guerre en Alberta. Pourtant, il s'en fallait de peu pour que Hunter passe à côté.
À ce moment-là, le champ pétrolifère de Turner Valley, au sud-ouest de Calgary, s'épuise à un rythme de 10 % par année. Imperial Oil désespère de trouver du pétrole, mais fait une dernière tentative sur une ligne de forage d'exploration. Elle a déjà dépensé 23 millions (195 millions en valeur actuelle) à forer de la poussière en Alberta et en Saskatchewan. La zone de Leduc est sise sur un récif dévonien, un fond marin remontant à 350 millions d'années, ce qui en fait un site prometteur. Hunter n'est pas optimiste. Il doute tellement des résultats qu'il se contente de tracer le chemin d'accès au chantier à travers la cour de la ferme Turta. Son propriétaire n'est guère plus optimiste - il est juste content d'avoir de la compagnie.
Tout au long de l'hiver, particulièrement rude, Hunter et son équipe s'acharne à forer jusqu'à 1544 m. Travailler sur un tel chantier dans l'hiver albertain est dur. Un jeune sondeur qui avait passé huit heures en pleine nuit au sommet du derrick s'aperçoit, au moment de descendre, qu'il ne peut plus bouger sa jambe. Un bouton de la trappe arrière de sa combinaison molletonnée s'est défait et, par (35 Co (sans compter le facteur éolien!), il a les fesses gelées. Ses compagnons se payent bien sa tête.
Puits de pétrole no 1 de Leduc, champs de pétrole de Leduc, le jour où le puits a explosé, le 13 février 1947 (avec la permission des Provincial Archives of Alberta). |
La vie sur le chantier est difficile pour les ouvriers et leur famille. Ils travaillent habituellement sept jours par semaine des mois durant, changeant de site au fur et à mesure de l'abandon des puits secs et des nouvelles tentatives. Le décor quotidien des familles est surtout fait de caisses d'oranges, drapées de tissu pour créer une atmosphère vivable. Ils passent souvent l'hiver dans des habitations improvisées, plus souvent qu'autrement dans des lavoirs ou des hangars à bois non isolés. Les gens regardent d'un oeil soupçonneux ce groupe de nomades. L'équipe qui découvre le Leduc no 1 ne parvient même pas à se faire servir à l'hôtel ou au restaurant du coin.
En février, après 10 semaines de forage dans le froid, ils n'en peuvent plus. Ils sont sur le point d'abandonner et de condamner le puits. Pourtant, Hunter insiste pour forer un ou deux mètres de plus. Et... enfin ça y est! La boue de forage, cette crasse noire, rend Jed millionnaire! Turta ne devient peut-être pas millionnaire - l'Alberta est propriétaire des droits minéraux sur sa terre - mais la découverte fait d'Edmonton la capitale pétrolière du Canada.
Une cérémonie de mise en production du puits est prévue pour le 13 février à 10 h. La nuit précédente, survient un bris d'équipement. Malgré une nuit blanche, l'équipe n'arrive pas à le réparer à temps. Près de 500 personnes - représentants du gouvernement, fermiers et journalistes - attendent en grelottant dans le vent qui balaie la prairie. Ils n'en finissent pas d'attendre. Finalement, vers 16 h, le puits crache de la boue et de l'eau et, après encore un moment d'attente, le pétrole gicle dans la fosse. Hunter écrira plus tard que, en collant l'oreille sur le tuyau, on pouvait l'entendre venir, tel un train. On dirige l'or noir vers la canalisation de torche, et un des ouvriers allume la flamme. La mise à feu dégage «le plus bel anneau de fumée jamais vu», suivi par une colonne de feu.
Après Leduc no 1, Leduc no 2 se fait attendre lui aussi. On doit forer jusqu'à 1657 m dans un récif dévonien encore plus profond, un des plus gros du Canada. La découverte de pétrole à Leduc no 1 transforme définitivement l'Alberta et influe sur l'avenir du Canada. Le pays passe au dixième rang mondial des producteurs de pétrole, avec 1,5 million de barils par jour, et figure désormais parmi les trois grands fournisseurs des États-Unis, le plus grand consommateur de pétrole du monde. La découverte fait basculer l'équilibre du pouvoir entre l'Est et l'Ouest et entre Ottawa et les provinces. Elle change le climat politique et la façon de commercer à l'international. À sa fermeture, en 1984, Leduc no 1 aura produit plus de 240 millions de barils de pétrole.