Komagata Maru | l'Encyclopédie Canadienne

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Komagata Maru

Le SS Komagata Maru est un paquebot nolisé au centre d’une dramatique contestation de l’exclusion des immigrants en provenance de l’Inde anciennement pratiquée par le Canada. La contestation a lieu au printemps et à l’été 1914, à la veille de la Première Guerre mondiale. L’expérience s’avérera amère et tragique pour les passagers. Au Canada, leur contact avec les agents gouvernementaux, la police et l’armée n’aboutit à rien et tourne à la confrontation dans le port de Vancouver. De retour en Inde, près de Kolkata, leur débarquement sera marqué par un affrontement meurtrier avec la police et l’armée.


Les événements de Vancouver illustrent la mentalité qui prévaut à l’époque chez les Blancs canadiens : le Canada est « un pays pour les Blancs ». L’histoire révèle également l’iniquité fondamentale du régime britannique en Inde, qui est à l’époque la possession coloniale la plus prisée de l’Empire britannique. Pour de nombreux Sud-Asiatiques, il s’agit d’une nouvelle preuve de leur statut de citoyens de seconde classe au sein de l’Empire. De ce point de vue, les répercussions de l’incident du Komagata Maru constituent un chapitre notable de l’histoire de la lutte pour l’indépendance en Inde. En 1914 et en 1915, l’incident a pour conséquence immédiate d’encourager le soulèvement armé d’un petit groupe de nationalistes contre l’administration britannique, en vain. À long terme, l’épisode du Komagata Maru contribue à monter l’opinion publique indienne contre les Britanniques. (Voir aussi Politique d’immigration; Préjugés et discrimination.)

Situation des Sud-Asiatiques au Canada avant l’incident du Komagata Maru

Quelques milliers de Sud-Asiatiques, la plupart des hommes pendjabis du nord de l’Inde, immigrent en Colombie-Britannique et sur la côte pacifique des États-Unis au début du 20e siècle. Les premiers arrivants trouvent des emplois qui rapportent des salaires très élevés par rapport aux normes indiennes, et ils écrivent à leurs compatriotes pour les encourager à les rejoindre.

Le nombre de ces immigrants reste faible, mais ils s’attirent une hostilité démesurée au Canada et aux États-Unis. Cette antipathie est alimentée par des préjugés culturels et raciaux ainsi que la crainte, chez les travailleurs, d’une concurrence sur le marché du travail. À l’époque, au Canada et aux États-Unis, les lobbies anti-asiatiques s’opposent déjà férocement à l’immigration des Chinois et des Japonais, et ils montent une vigoureuse campagne contre les Pendjabis et les autres ressortissants de l’Asie du Sud. Le Canada met donc fin au flux migratoire en provenance de l’Inde en 1908. Les États-Unis lui emboîtent le pas en 1910. Les agents d’immigration américains se contentent d’appliquer la législation existante aussi brutalement qu’ils le peuvent pour maintenir les Sud-Asiatiques hors du pays. Les agents canadiens, pour leur part, s’appuient sur deux textes de loi adoptés en 1908 (voir Politique d’immigration).

En vertu de l’une de ces lois, les agents d’immigration peuvent, s’ils en font le choix, interdire l’entrée au Canada à toute personne qui n’arrive pas directement de son pays d’origine. La mesure est efficace, car les agents de passagers, qui suivent les instructions du gouvernement de l’Inde et de celui du Canada, refusent de vendre aux Indiens des billets directs pour le Canada. En vertu d’un autre texte de loi, les agents d’immigration canadiens ont le pouvoir de refouler tout Asiatique qui arrive au Canada avec moins de 200 $ en poche, une somme importante en 1914. (Cette mesure ne s’applique pas aux Chinois ou aux Japonais, qui sont interdits d’entrée par l’application d’autres mesures.) Ces deux règlements sont délibérément trompeurs parce que bien qu’ils aient été conçus pour exclure seulement les immigrants en provenance de l’Inde, cet objectif n’est pas explicitement déclaré. Ce côté évasif permet aux agents impériaux britanniques en Inde de nier l’existence d’une quelconque loi canadienne visant à stopper toute immigration indienne.

Passagers à bord le navire à vapeur Komagata Maru en 1914.

Après l’arrêt de l’immigration des Sud-Asiatiques au Canada et aux États-Unis, des activistes pendjabis et d’autres pays de l’Asie du Sud s’efforcent de rouvrir l’entrée au Canada. Ils pensent qu’ils ont plus de chance de faire avancer leur cause en négociant avec le Canada plutôt qu’avec les États-Unis parce que le Canada fait partie, comme l’Inde, de l’Empire britannique. Dès le début, ils s’efforcent d’aider les candidats à l’immigration au départ de l’Inde (y compris des femmes et des enfants), de porter des dossiers d’immigration individuels devant les tribunaux, de mener des campagnes de lobbying auprès des agents gouvernementaux à Ottawa, à Londres et à Delhi, et de publier des documents de propagande visant à la fois les Blancs canadiens et les Sud-Asiatiques.

La décision d’un juge canadien, en novembre 1913, qui annule une ordonnance émise par le ministère de l’Immigration aux termes de laquelle 38 sikhs pendjabis devaient être déportés, les encourage grandement. Ces immigrants étaient arrivés au Canada en passant par le Japon, à bord d’un paquebot japonais, le Panama Maru, qui effectuait une liaison régulière. Les agents d’immigration avaient ordonné la déportation des immigrants au motif qu’ils n’étaient pas arrivés directement de l’Inde et qu’ils n’étaient pas porteurs du montant d’argent minimum requis. Le juge critique la règle exigeant un voyage direct et celle concernant le montant minimum exigé de 200 $. Après un examen minutieux de la formulation de ces règles, il conclut qu’elles sont incompatibles avec le texte de la Loi sur l’immigration et donc invalides. Il autorise alors les passagers à descendre du paquebot. Cette victoire obtenue dans l’affaire des passagers du Panama Maru encourage le voyage du Komagata Maru au mois d’avril suivant, en 1914.

Malheureusement, au mois d’avril, la situation juridique a déjà évolué. Le gouvernement canadien a rapidement corrigé le texte de loi pour répondre aux objections dont il a fait l’objet devant les tribunaux. La règle des 200 $ et celle du voyage direct, brièvement invalidées, entrent ainsi de nouveau en vigueur en janvier 1914, trois mois avant que le Komagata Maru quitte Hong Kong pour Vancouver. Les leaders des passagers du Komagata Maru, qui auraient pu être découragés par ce renversement, se convainquent qu’un tribunal canadien statuera en leur faveur. En cas d’échec, ils pensent pouvoir déclencher un mouvement de protestation chez les militaires sikhs basés en Inde et menacer ainsi suffisamment la stabilité de l’Empire britannique pour que le gouvernement canadien cède. Au final, ils perdront sur les deux tableaux.

Affrètement du Komagata Maru

La personne qui loue le Komagata Maru et agit comme principal porte-parole des passagers est un riche sikh dans la mi-cinquantaine nommé Gurdit Singh Sirhali. Il a fait fortune grâce à des activités d’importateur et d’entrepreneur à Malaya et Singapour, mais a toujours conservé une résidence dans son village ancestral au Pendjab. Il commence à chercher un navire pour transporter des immigrants pendjabis jusqu’au Canada en décembre 1913, peu après l’affaire du Panama Maru et la levée temporaire des règles concernant le voyage direct et les 200 $. Gurdit Singh visite Hong Kong dans le cadre de ses affaires privées. Il y rencontre un grand nombre d’hommes pendjabis désireux d’immigrer au Canada ou aux États-Unis. Certains de ces hommes vivent depuis plusieurs mois, voire plusieurs années à Hong Kong et dans d’autres ports de l’Asie de l’Est contrôlés par les Britanniques, en attendant une occasion de traverser le Pacifique. Les lignes régulières refusent de les embarquer, sachant qu’ils seront refoulés au port d’entrée et forcés de retourner en Asie aux frais de la compagnie de voyage qui les aura amenés.

Gurdit Singh Sirhali passe plusieurs mois à chercher un navire. Il tente sa chance à Kolkata, à Singapour et à Hong Kong. Le paquebot itinérant qu’il trouve finalement, le Komagata Maru, temporairement à quai à Hong Kong, est disponible précisément parce qu’il n’est ni la propriété des Britanniques ni sous leur contrôle, même si c’est eux qui l’ont construit. C’est un paquebot à vapeur en acier conçu pour le transport des immigrants dans l’Atlantique Nord. Il appartient à un armateur allemand depuis plus de vingt ans. Il vient d’être acheté par une petite société japonaise pour le tramping dans le Pacifique. Gurdit Singh le loue à la société japonaise par l’intermédiaire d’un agent maritime allemand basé à Hong Kong après avoir tenté en vain de trouver un navire par l’intermédiaire des agents maritimes britanniques. On peut supposer que ces derniers doutaient de la viabilité d’un projet qui nécessitait de défier la loi canadienne. Cette entreprise leur paraissait sans doute comporter de nombreux problèmes politiques et juridiques qui la rendaient peu attrayante sur le plan financier.

Jaugeant près de 3 000 tonnes, le Komagata Maru est, pour l’époque, un paquebot de belle taille. Il est bien équipé et possède notamment un système d’éclairage électrique et l’eau courante, bien qu’il n’ait aucun équipement de désalinisation. Il ne peut ainsi refaire le plein d’eau douce qu’une fois à quai. (L’eau deviendra un problème lorsque le paquebot sera bloqué durant une longue période à Vancouver. Par la suite, les passagers survivront à un long calvaire à bord et s’en sortiront étonnamment en très bonne santé.) Lors de ses liaisons régulières pour le transport d’immigrants européens au départ des ports de la mer Baltique, de la mer Noire et de la Méditerranée, le Komagata Maru accueillait près de 550 passagers dans son entrepont et 16 passagers en cabine, soit un peu plus que ce que Gurdit Singh prévoit transporter si l’on en croit les 533 couchettes qu’il fait installer. Il lui reste suffisamment de place dans la zone avant du pont principal pour aménager un espace réservé au culte quotidien, dirigé par un prêtre sikh. Cet espace est aussi utilisé pour des exposés politiques et la lecture de poèmes politiques lyriques. Ces séances de culte, d’exposé et de lecture font naître une extraordinaire cohésion entre les passagers malgré les circonstances très difficiles liées au long confinement à bord du bateau.

Passegers du navire à vapeur Komagata Maru, 1914.

Les passagers et leur traversée jusqu’à Vancouver

Tous les passagers sont des Pendjabis et, à l’exception de deux épouses et de quatre enfants, tous sont des hommes. Les sikhs sont au moins au nombre de 337, les musulmans sont près de 27 et les hindous, environ 12. (Aucune liste de passagers ne permet d’établir avec certitude la religion de chaque personne.) La plupart des musulmans sont originaires du district de Shapur, dans l’ouest du Pendjab, aujourd’hui situé à l’intérieur du territoire pakistanais. Les autres passagers proviennent de villages et de districts agricoles du centre du Pendjab. On distingue trois groupes : les personnes du Doaba, au nord de la vallée du Sutlej; celles du Malwa, au sud de la vallée du Sutlej; et celles du Majha, à l’ouest de la vallée de la rivière Beas. Un contingent important provient du Majha, d’où est également originaire Gurdit Singh, tandis qu’une fraction encore plus importante vient du Malwa, la région d’origine de ses deux principaux lieutenants. Le groupe originaire du Doaba est beaucoup moins nombreux, bien que cette région soit depuis des années la principale source de l’immigration des Pendjabis vers le Canada. Si des hommes du Doaba avaient assumé plus de responsabilités dans l’organisation de la traversée du Komagata Maru, cette région aurait peut-être été mieux représentée sur le bateau. La confiance entre les organisateurs et les passagers potentiels est importante, et les allégeances locales sont cruciales pour déterminer qui sera d’un voyage.

Presque tous les passagers sont issus de grandes familles de propriétaires terriens ruraux et non pas des groupes au statut social peu élevé tels que les tisserands, les artisans du cuir et les balayeurs, qui constituent la moitié de la population des villages dans la campagne du Pendjab. Les fils de ces grandes familles propriétaires terriennes représentent à l’époque la principale source de recrutement pour l’armée indo-britannique. Un grand nombre de passagers ont servi sous les drapeaux ou dans les services de police à Hong Kong, à Shanghai, à Singapour ou d’autres avant-postes britanniques en Asie de l’Est. Ce sont des immigrants économiques indépendants, qui se financent eux-mêmes ou par l’intermédiaire de leur famille et qui voient l’immigration comme une entreprise spéculative susceptible d’améliorer leur sort et celui de leur famille. Comme un grand nombre d’entre eux parlent peu ou pas l’anglais et qu’ils veulent tous gagner un maximum d’argent, ils cherchent en général des emplois à l’extérieur ouverts aux travailleurs non qualifiés. Ils sont prêts à faire un travail de second ordre qu’ils n’auraient jamais accepté en Inde. Vu le mode d’établissement des Pendjabis en Amérique du Nord, on peut conclure que la plupart de ces immigrants ont pour projet de rester à l’étranger plusieurs années pour mettre de l’argent de côté avant de retourner chez eux. Le fait que presque tous ont décidé de partir sans leur épouse et leurs enfants, alors qu’un grand nombre est marié, est également indicateur de ce projet. Ce sont surtout les salaires élevés et les possibilités d’investissement rapides dans de petites entreprises, des fermes et des terrains en ville qui les attirent en Amérique du Nord. La véritable récompense de leur séjour à l’étranger est l’argent dont ils espèrent faire profiter leur famille lorsqu’ils retourneront chez eux.

À l’époque, peu de Canadiens éprouvent une quelconque sympathie pour les personnes présentes à bord du Komagata Maru ou pensent que ces dernières ont le droit de pénétrer à l’intérieur d’un pays autonome tel que le Canada simplement parce qu’elles sont des sujets de l’Empire. En fait, seul un très petit nombre de Canadiens de gauche peuvent sympathiser avec le message anti-impérialiste et antibritannique que les passagers entendent quotidiennement de la bouche des jeunes lieutenants politisés de Gurdit Singh. À bord, les passagers reçoivent une éducation politique intensive par des exposés, des lectures d’ouvrages révolutionnaires et des discussions. En tant que groupe, ils ont tendance à faire confiance aux leaders présents sur le bateau étant donné qu’ils ont accepté de faire la traversée avec eux. Beaucoup d’autres personnes qui ont envisagé de partir de Hong Kong ont précipitamment abandonné ce projet après l’arrestation de Gurdit Singh. En effet, la police hongkongaise le soupçonne alors de vendre des titres de transport frauduleusement, mais le relâche par la suite sans inculpation.

Le paquebot quitte Hong Kong le 4 avril 1914 avec seulement 150 passagers à son bord. Pour augmenter ce nombre, Gurdit Singh envoie deux de ses lieutenants recruter des passagers parmi les Pendjabis présents aux Philippines et en Chine. Ces dernières recrues, arrivées par les lignes de transport régulières, embarquent à Shanghai, puis dans les ports japonais de Moji et Yokohama. Certaines arrivent aussi directement d’Inde. L’effectif total des passagers à bord s’élève à 376 lorsque le paquebot quitte le Japon.

Traitement réservé aux passagers arrivés au Canada

Les passagers arrivent dans les eaux canadiennes le 21 mai 1914 et le bateau jette l’ancre dans le port de Vancouver le 23 mai. Gurdit Singh et ses lieutenants savent que le Canada refoule les Sud-Asiatiques depuis déjà six ans et qu’ils vont probablement devoir se battre pour que les autorités les laissent tous entrer. Gurdit Singh, ses lieutenants et les passagers ne sont cependant pas préparés aux mesures prises par les autorités canadiennes, qui ne laissent place à aucun compromis. Aucun des passagers n’est autorisé à descendre du bateau, même pour un examen préliminaire, à l’exception de vingt résidents qui reviennent chez eux et d’un très petit nombre de cas spéciaux. La grande majorité des passagers se retrouvent donc confinés sur le bateau une fois arrivés dans les eaux canadiennes.

Passagers à bord le navire à vapeur Komagata Maru en 1914.

Une longue confrontation s’engage alors, les passagers s’opposant aux efforts du ministère de l’Immigration, qui tente de les faire repartir de leur propre chef. Le ministère limite notamment toute communication des passagers avec l’extérieur, bloque leurs tentatives de porter leur cas devant un tribunal canadien et refuse de ravitailler le navire en nourriture et en eau. Il ne cède que lorsque les conditions à bord deviennent désespérées. Alors que la situation reste dans une impasse, les autorités tentent de prendre le contrôle du navire par la force avec une équipe policière.

Spectateurs au quai de Vancouver, juillet 1914.

Les passagers ont plusieurs amis à terre, Pendjabis et autres Sud-Asiatiques, qui engagent des avocats en leur nom, tentent de négocier avec les autorités et, plusieurs fois, parviennent à leur faire parvenir de la nourriture et de l’eau lorsque les conditions à bord deviennent désespérées. Après un mois, les deux parties acceptent de porter le cas devant la Cour d’appel de la Colombie-Britannique. Le dossier est traité très rapidement et la cour statue en faveur du gouvernement canadien, contre les passagers. Elle déclare n’avoir trouvé aucun principe relevant de la loi canadienne ou britannique qui pourrait justifier une autorisation d’entrée.

Tragédie de Budge Budge et héritage du Komagata Maru

Gurdit Singh et les passagers acceptent la décision de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique et ne tentent aucun recours auprès de la Cour suprême du Canada ou du Comité judiciaire du Conseil Privé britannique, qui siège à Londres et a une autorité sur la Cour suprême. Ils n’ont ni les ressources ni la volonté de poursuivre une bataille juridique qui promettrait d’être longue. Leur départ est néanmoins retardé de plusieurs semaines. Dans une ambiance de profonde méfiance, les passagers et leurs amis à terre se disputent avec les représentants du gouvernement pour établir qui doit ravitailler le navire pour le voyage de retour. Le gouvernement canadien accepte finalement cette responsabilité pour un retour jusqu’à Hong Kong. Finalement, le 23 juillet, 355 passagers déçus et radicalisés repartent pour l’Asie. Après une longue escale au Japon, où quelques personnes descendent, 321 passagers atteignent le port indien de Budge Budge, près de Kolkata, le 29 septembre 1914. À ce moment-là, la Première Guerre mondiale a déjà éclaté. Durant le voyage, les passagers entrent en contact avec des diplomates allemands et échangent des signaux amicaux avec l’Emden, un croiseur allemand occupé à couler des navires de transport britanniques dans le golfe du Bengale.

L’ambiance révolutionnaire prend naturellement de l’ampleur à bord du Komagata Maru, même s’il est alors dangereux d’être soupçonné de s’opposer aux Britanniques en Inde. La Première Guerre mondiale est engagée et des troupes indiennes sont recrutées pour combattre aux côtés des Britanniques au Moyen-Orient et en Europe. Les agents britanniques stationnés en Inde s’inquiètent sérieusement de la loyauté incertaine d’un grand nombre de leurs sujets indiens. Ce contexte de profonde méfiance joue sur l’accueil du Komagata Maru par les autorités britanniques en Inde. Dans les heures qui suivent le débarquement des passagers à Budge Budge, 20 d’entre eux sont tués lors d’une confrontation avec la police indienne et des militaires, qui refusent de laisser les passagers se disperser à Kolkata et tentent de les forcer à monter dans un train spécialement affrété pour les amener au Pendjab.

Après l’épisode de violence à Budge Budge et la dispersion initiale de la plupart des passagers, 27 d’entre eux évitent de se faire arrêter malgré les vastes opérations de recherche menées par la police dans la région de Budge Budge et à Kolkata. La majorité des passagers finissent cependant par être arrêtés et mis en détention dans une prison de Kolkata jusqu’à ce que le gouvernement indien termine l’enquête biaisée qu’il a engagée sur cette affaire. Les passagers du Komagata Maru ont alors la réputation d’être de dangereux révolutionnaires, même dans l’esprit des politiciens indiens modérés qui se forgent une opinion de la situation à la lecture de la presse indienne coloniale, qui est censurée. C’est seulement après la guerre, lorsque la campagne pour l’indépendance de l’Inde s’intensifie, que le point de vue des passagers commence à émerger. C’est aujourd’hui ce point de vue qui est généralement accepté comme reflétant le mieux ce qui s’est passé.

Héritage

À l’époque, l’affaire du Komagata Maru est rapidement oubliée par la plupart des Canadiens, et elle le reste pendant plusieurs générations, sauf parmi les Canadiens pendjabis. Les choses commencent à évoluer lorsque les Canadiens prennent progressivement conscience de la présence parmi eux d’une communauté de Pendjabis et de Sud-Asiatiques grandissante, en particulier après les années 1970. En 1961, conséquence directe des politiques canadiennes contre l’immigration asiatique, le recensement national ne dénombre que 6 774 Sud-Asiatiques dans le pays. Dix ans plus tard, après l’ouverture des politiques d’immigration, on en compte 67 925. Chaque décennie subséquente, leur nombre double au minimum. Dans les années 1990, les Sud-Asiatiques, en particulier les sikhs pendjabis, sont suffisamment nombreux pour représenter une force politique incontournable.

Avec l’approche du 100e anniversaire des événements du Komagata Maru, les sikhs canadiens commencent à réclamer des excuses officielles. Une partie des électeurs s’oppose cependant encore à cette idée. En mai 2008, le gouvernement de la Colombie-Britannique présente des excuses officielles pour le traitement subi par les passagers du Komagata Maru. En août 2008, le premier ministre Stephen Harper offre des excuses lors d’une foire organisée par la communauté sikhe dans un parc de Surrey. Un grand nombre des sikhs présents sont néanmoins mécontents de l’endroit choisi : ils auraient préféré qu’elles soient présentées à la Chambre des communes, à Ottawa, où des excuses comparables ont déjà été présentées par le gouvernement canadien pour des actes injustes infligés par le passé à d’autres minorités (voir Excuses du gouvernement aux anciens élèves des pensionnats indiens). Le 18 mai 2016, le premier ministre Justin Trudeau présente des excuses officielles devant la Chambre des communes pour l’incident. Il déclare : « Aujourd’hui, en sachant qu’aucune parole ne saurait effacer complètement la douleur et la souffrance vécues par les passagers, je présente des excuses sincères, au nom du gouvernement du Canada, pour les lois en vigueur à l’époque qui ont permis au Canada de rester indifférent face au triste sort des passagers du Komagata Maru ».

En 2012, un monument commémoratif dédié aux passagers du Komagata Maru est érigé à Coal Harbor, à Vancouver. En mai 2021, la Ville de Vancouver s’excuse pour l’incident du Komagata Maru. Le conseil de ville fait par la suite du 23 mai la journée officielle de commémoration de cet incident. En septembre de la même année, la Ville de New Westminster présente également ses excuses.