Entretien avec le Dr Frank Hayden | l'Encyclopédie Canadienne

Entrevue

Entretien avec le Dr Frank Hayden

Le Dr Frank Hayden a créé les Jeux olympiques spéciaux alors qu’il travaillait aux États-Unis. Il a également joué un rôle-clé dans l’établissement des Jeux olympiques spéciaux au Canada. Le 22 juin 2016, le Dr Hayden s’est entretenu avec Jeremy Freeborn pour L’Encyclopédie canadienne.

Le Dr Frank Hayden, C.C., né à Windsor et élevé à St. Catharines, en Ontario, a créé les Jeux olympiques spéciaux alors qu’il travaillait aux États-Unis. Il a également joué un rôle clé dans l’établissement des Jeux olympiques spéciaux au Canada. Au cours de ses études à l’Université Western Ontario et à l’Université de Toronto, le Dr Hayden a mené des recherches approfondies sur le conditionnement physique des enfants canadiens ayant des déficiences intellectuelles, et a conclu que les personnes ayant une déficience ou une incapacité intellectuelle pouvaient développer une bonne forme physique si on leur en donnait l’occasion. En cela, ses recherches sont révolutionnaires; à l’époque, nombreux sont ceux qui voient dans la déficience intellectuelle la cause de pauvres conditions et aptitudes physiques. En 1965, à la demande de la famille Kennedy, Frank Hayden déménage à Washington D.C. pour devenir directeur de la Fondation Kennedy et mettre en place un programme de sports national. En 1968, il conçoit et dirige, en collaboration avec le Chicago Park District, les premiers Jeux olympiques spéciaux au stade Soldier Field. Il collabore aussi grandement à l’organisation des premiers Jeux olympiques spéciaux canadiens de 1969 à Toronto, en Ontario. En 2000, Frank Hayden devient Officier de l’Ordre du Canada; il est promu Compagnon de l'Ordre du Canada en 2022. En 2016, il est intronisé au Panthéon des sports canadiens. Le 22 juin 2016, le Dr Hayden s’est entretenu avec Jeremy Freeborn pour LEncyclopédie canadienne.

JF : Qu’est-ce qui a motivé votre intérêt pour les facultés physiques et athlétiques des personnes ayant des incapacités intellectuelles?

FH : J’ai réalisé mes études supérieures à l’Université de l’Illinois et j’étais déjà fasciné par le monde de la physiologie de l’exercice et de la psychologie. J’ai donc combiné les deux. Puis, quand j’ai commencé à travailler comme associé de recherche à l’Université de Toronto, le Dr Harry Ebbs, mon patron et le chef du service de pédiatrie au Sick Kids Hospital, m’a approché pour me dire qu’il avait la possibilité d’obtenir une bourse qui pourrait payer la moitié de mon salaire. Il voulait que je mène des études sur les performances motrices et physiques des enfants ayant des déficiences intellectuelles. J’ai dit que j’y penserais. Je suis ensuite allé à la bibliothèque de l’Université de l’Illinois deux jours de suite pour me rendre compte que rien n’avait encore été publié sur le sujet. Je me suis dit que cette page blanche était l’occasion pour moi de devenir un expert du jour au lendemain. C’est ce qui m’a poussé à commencer. J’ai poursuivi mon travail dans le domaine parce que je me suis pris d’affection pour les enfants que je rencontrais dans les écoles et que j’aimais nos interactions.

JF : Quelle a été votre réaction lorsque Eunice Kennedy vous a demandé de rejoindre les rangs de la Fondation Kennedy?

FH : C’était en 1964, et le nom Kennedy était encore plus impressionnant qu’il ne l’est aujourd’hui. Je ne connaissais pas encore leur fondation ni le travail qu’ils faisaient avec les déficients intellectuels. J’ai rencontré Eunice et son mari, Sargent Shriver, un soir, dans leur résidence. Ils m’ont demandé de leur envoyer des articles que je croyais qu’ils aimeraient lire. Je leur ai entre autres envoyé une proposition pour un programme canadien sur deux ans qui culminait avec les Jeux du centenaire canadien et l’Exposition nationale canadienne à Toronto en 1967, l’année du centenaire du Canada. La seule chose que Sargent m’a demandé, c’était si j’étais en mesure de faire la même chose aux États-Unis. J’ai dit que quelqu’un le pourrait sans doute, mais que j’avais déjà un emploi à l’Université Western Ontario. Ils n’ont pas arrêté de m’appeler. Je leur ai dit que je ne viendrais pas aux États-Unis. À force de leur dire non, je n’ai fait que les convaincre qu’ils avaient besoin de moi. Je suis parti à Washington pour quatre mois et j’ai fini par y passer sept ans et demi. J’avais le soutien non seulement de la Fondation, mais également de personnalités comme Eunice Kennedy Shriver et Ethel et Teddy Kennedy. Leur implication nous a donné beaucoup d’attention et le mouvement s’est élargi.

JF : Qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans votre expérience avec le mouvement pour les Jeux olympiques spéciaux?

FH : La joie du succès. Honnêtement, le projet n’a pas été très difficile à faire approuver, même si certaines personnes s’y opposaient. Je me rappelle une présentation que j’ai faite à la faculté de médecine de l’Université de Paris, en France, durant laquelle j’expliquais dans mon français approximatif ce que j’essayais de faire et les bienfaits de mon travail auprès des enfants et des adultes. Si un Français n’est pas d’accord avec vous, il ne se gênera pas pour vous le dire. Certains ont affirmé que le sport pourrait causer des crises d’épilepsie qui seraient dommageables pour les enfants… Ils s’inquiétaient réellement et refusaient ma proposition en bloc. Puis, une voix s’est élevée du fond de la salle. C’était le doyen, arrivé en retard, qui disait au contraire qu’il croyait que le sport causerait moins de crises. Si les autres n’hésitaient pas à me contredire, ils écoutaient leur doyen. C’était comme ça : certains acceptaient ce que je proposais dès la première minute, tandis que d’autres refusaient d’y croire. En allant aux États-Unis, je me suis rendu compte que je devais montrer concrètement ce dont je parlais. Nous avons organisé les premiers Jeux olympiques spéciaux à Soldier Field en 1968. Les gens ont vu de quoi nous parlions. À partir de là, nous avons pu croître. En deux ans, il y avait des organisations étatiques et des jeux annuels dans les 50 États américains, et ces 50 États ont envoyé des équipes aux deuxièmes Jeux olympiques spéciaux de 1970 à Chicago.

JF : Était-ce gratifiant de jouer un rôle aussi important dans la mondialisation du mouvement des Jeux olympiques spéciaux?

FH : J’ai toujours su que les Jeux spéciaux deviendraient un phénomène mondial. Il fallait agir au bon moment. Ça a été le cas pour les premiers Jeux olympiques spéciaux en 1968, et ça a été le cas pour les premières étapes au Canada. Tout est arrivé grâce à un concours de circonstances favorables. J’ai pris une sabbatique de trois ans et demi de l’Université McMaster [où il était directeur de l’École d’éducation physique et athlétisme]. J’ai créé un bureau à Washington pour les Jeux olympiques spéciaux internationaux, puis j’ai voyagé comme le Billy Graham [un prédicateur] des Jeux spéciaux. Lors de mes voyages, j’ai découvert que nous nous ressemblions tous, que nous avons beaucoup plus de similitudes que de différences. Les gens aiment le sport. D’arriver à faire bouger ces enfants était très important. Le sport est symbolique partout sur la planète.

JF : Revenons aux Jeux spéciaux canadiens. Quel a été, selon vous, le développement le plus important du mouvement au Canada?

FH : Harry « Red » Foster a été le fer de lance du mouvement des Jeux olympiques spéciaux au Canada. Il était aux Jeux spéciaux à Chicago en 1968. J’avais négocié pendant des mois pour obtenir une représentation du Canada aux premiers Jeux et on nous a accordé une équipe de hockey cosom. Elle venait de l’extérieur de Toronto, près de la Beverley School où je faisais de la recherche. Aux Jeux, Red m’a approché et m’a dit : « Frank, nous devrions organiser des Jeux au Canada. » J’aurais pu lui dire que ça faisait deux ans et demi que j’essayais, mais j’ai plutôt répondu : « Red, je pense que tu as raison. » [L’année suivante, le Canada tenait ses premiers Jeux olympiques spéciaux à Toronto.]

Red avait l’habitude de m’appeler les dimanches soir pour me demander conseil. Je lui ai dit qu’il fallait bâtir une organisation, et que de simplement tenir les Jeux ne suffisait pas. Le mouvement pour les Jeux spéciaux doit être solide à l’échelle locale et doit compter sur une organisation à l’échelle nationale. Pendant des années, Red a résisté à l’idée; il ne voulait pas de cette responsabilité. Finalement, les provinces de l’Ouest ont exercé des pressions pour qu’une organisation nationale soit mise sur pied. C’est à ce moment-là que les Jeux olympiques spéciaux du Canada ont été créés et sont devenus une des meilleures organisations de la planète. Lorsque des athlètes spéciaux canadiens sont envoyés aux Jeux mondiaux, tous les Canadiens en sont très fiers. Ils font bonne figure. Ils jouent bien et reçoivent des éloges de tout le monde pour leur esprit d’équipe. Nous sommes réellement un chef de file mondial.

JF : Red Foster a été intronisé au Panthéon des sports canadiens en 1984. Que pouvez-vous nous dire sur l’effet que Red a eu dans le développement des Jeux olympiques spéciaux au Canada?

FH : Red était lui-même un athlète. Il jouait au football et faisait de la course de hors-bord. Il a été un pionnier de la télédiffusion sportive puis s’est aventuré dans le monde de la publicité. Son entreprise, Foster Advertising, a connu beaucoup de succès. Il s’intéressait aux personnes handicapées parce qu’il avait lui-même un frère avec une déficience intellectuelle. Il a vu les obstacles que sa mère a dû surmonter et les efforts qu’elle a déployés. Il était très empathique et a contribué à la création de l’Association nationale pour les enfants arriérés [maintenant l’Association canadienne pour l’intégration communautaire] en 1958 et de son homologue ontarienne. Quand il a vu ce que je faisais avec les Jeux olympiques spéciaux, étant donné son expérience dans le sport et la publicité, il m’a appuyé.

Red avait énormément de respect pour Rose Kennedy, parce qu’elle lui rappelait sa mère. Rose était la mère de Rosemary Kennedy, qui avait une déficience intellectuelle. Avant les Jeux olympiques spéciaux de 1969 à Toronto, Red m’a demandé : « Penses-tu qu’elle viendrait, Frank? » J’ai répondu : « Je peux lui demander. » Je l’ai appelée et, à ma grande surprise, elle a répondu : « D’accord, Frank. Oui, j’irai. » Elle s’est rendue à Toronto pour assister à nos premiers Jeux. Pendant quatre jours consécutifs, nous avons fait la une de quatre quotidiens torontois. Red était fou de joie. Mme Kennedy m’a aidé d’une foule de façons avec les Jeux spéciaux.

JF : J’aimerais discuter du soutien du gouvernement canadien envers les Jeux olympiques spéciaux. À quel point était-ce important pour vous que Sport Canada reconnaisse les Jeux spéciaux comme la principale organisation sportive pour les personnes ayant une déficience intellectuelle?

FH : Sport Canada voit les Jeux olympiques spéciaux comme une partie intégrante du système sportif. Nous faisons partie de la famille sportive canadienne. Il y a des défenseurs de renommée mondiale qui nous aident, qui travaillent avec nous et qui voient les Jeux spéciaux comme du sport. Ils reconnaissent que ce que nous faisons est du sport. Nous disposons de tout un réseau de ces défenseurs qui a été mis en place par Mark Tewksbury. [Michael] Pinballs Clemons vient tout juste d’assister aux Jeux spéciaux du printemps à Guelph. Il n’existe aucune autre organisation au Canada qui offre des activités sportives aux personnes déficientes, mais c’est bien ainsi. Notre organisation est vaste et profite d’un grand nombre de bénévoles extraordinaires. Il ne faut pas oublier que le plus important, dans les Jeux olympiques spéciaux, ce sont les efforts à l’échelle locale, pas les Jeux mondiaux. Le travail le plus important de notre organisation est fait quotidiennement dans les piscines de quartier, sur les pistes de course et dans les gymnases partout au Canada.

JF : Dans les dernières années, les médaillés d’or olympiques canadiens Catriona Le May Doan, Mark Tewksbury et Jamie Salé se sont impliqués dans les Jeux olympiques spéciaux. Pouvez-vous nous en dire plus sur la relation entre ces athlètes et les athlètes olympiques spéciaux?

FH : Chaque fois que je vois des athlètes réguliers et spéciaux interagir, je ne peux m’empêcher de sourire. Les athlètes réguliers profitent de ces relations tout autant que les athlètes spéciaux. Ils s’épanouissent tout autant.

JF : D’un point de vue plus personnel, qu’est-ce que cela vous fait d’être intronisé au Panthéon des sports canadiens?

FH : Eh bien, c’est incroyable. Avec mon intronisation, c’est tout le mouvement des Jeux olympiques spéciaux qui est aussi intronisé. Les athlètes olympiques spéciaux des 55 dernières années sont intronisés avec moi. Maintenant que j’ai pu visiter le Panthéon, je me sens privilégié d’en faire partie.

Le contenu de cet entretien a été modifié et condensé.