Granges
À l'instar de certains de nos oiseaux et animaux, les granges font partie des « espèces en voie de disparition ». Ni les riches associations, ni les fondations du patrimoine, ni les gouvernements ne consacrent d'argent à l'achat et à la préservation de nos granges les plus anciennes, qui sont menacées de destruction. Les fluctuations de l'économie agricole ont acculé de nombreux cultivateurs canadiens à la faillite et beaucoup de fermes ont dû être abandonnées. Quant aux exploitations agricoles encore prospères, on y a souvent construit des nouvelles granges qui n'ont pas le même attrait culturel ou architectural que celles d'antan.
Depuis toujours, la conception des granges est sujette aux traditions régionales et aux matériaux disponibles. Autrefois, on se servait souvent de madriers, de briques et de pierres pour l'extérieur, tandis que les toits étaient faits de bardeaux, d'ardoise ou de chaume. Mais l'ardoise est rare et le chaume a disparu au Québec. Ce matériau n'est jamais aussi durable ni résistant au climat que dans les pays où l'on intègre des roseaux dans sa composition. Or, au Canada, le chaume est habituellement constitué de paille.
Les amateurs et photographes intéressés par l'architecture des bâtiments de ferme se réjouissent quand ils découvrent une belle grange ancienne construite avec les matériaux d'époque. Cependant, rien ne leur est plus désagréable que de voir un spécimen aux formes parfaites surmonté d'une toiture en tôle galvanisée ou dont les murs sont recouverts d'aluminium. Ce métal étant maintenant répandu, on peut s'attendre à ce que les futures granges soient faites de métal ou d'autres matériaux préfabriqués, à l'épreuve des intempéries.
Les granges canadiennes se classent en trois catégories, selon leur forme et leurs fonctions : modèles de Pennsylvanie, de type Hollandais et de type Anglais. Dans l'Est du pays, les granges rondes ou polygonales sont rares, sauf au Québec où bon nombre sont parfaitement conservées et peintes de couleurs éclatantes. Le type de grange reliée à la maison remonte loin dans le temps et il en reste quelques exemples au Canada. Parmi les catégories mentionnées, le modèle de Pennsylvanie demeure le plus courant, après la petite grange d'inspiration anglaise. La plupart de ces granges sont faites de planches, mais il en existe de superbes en pierre et en d'autres matériaux durables. Toutefois, leur intérêt vient non pas de leur construction, mais plutôt de leur forme et de leurs fonctions.
Dans un emplacement type, avec une orientation sud et un terrain en pente, la grange est construite de telle sorte que les grandes portes s'ouvrent à l'étage supérieur, où est effectué le battage du grain. Il s'agit en fait d'une large allée bordée de grosses poutres équarries formant des travées du plancher jusqu'au toit. Le grenier, qui donne sur l'aire de battage, est propre et bien construit, étant donné la valeur de son contenu. Il se divise en six à huit compartiments, séparés par un passage. À la fin de la saison des récoltes, on entrepose les machines agricoles dans l'aire de battage. À l'automne et en hiver, on descend le foin par des ouvertures pour nourrir le bétail à l'étage inférieur.
La grange-étable de Pennsylvanie est très bien conçue pour abriter les animaux. Habituellement, la partie supérieure, appelée fenil, est une structure en encorbellement pouvant atteindre 2,4 m, une idée astucieuse qui permet de loger le bétail derrière, dans l'étable. Presque toutes les granges de ce modèle au Canada sont faites en planches de pin, mais en Pennsylvanie, certaines des plus belles sont construites en pierre ou en brique ou présentent des pignons en pierre ou en brique, avec des poutres en bois clouées verticalement ou horizontalement sur le fenil en surplomb.
Les plus beaux modèles de granges-étables de type hollandais se trouvent dans la vallée de l'Hudson, mais il en existe quelques exemples au Canada. Elles sont facilement reconnaissables, puisqu'il s'agit des seules granges dont les portes principales sont situées à une des extrémités plutôt que sur le côté. L'agencement, qui ressemble à celui d'une basilique, se caractérise par une « nef », constituant l'aire de battage, ainsi que des allées latérales, l'une destinée au bétail et l'autre aux chevaux. Jadis aux Pays-Bas, les servantes dormaient au-dessus du bétail et les serviteurs au-dessus des chevaux.
Les premières granges hollandaises se caractérisent par l'espace habitable dans la partie « sanctuaire » du modèle de type basilique. On peut y disposer des meubles autour d'un foyer central, et aménager de chaque côté des chambres ou des lits encastrés qui s'abaissent pour la nuit. Bien assis, le cultivateur est en mesure de surveiller l'aire de battage, les chevaux et le bétail. On a sauvegardé à Upper Canada Village une de ces granges qui, malgré ses portes centrales latérales, s'apparente au type anglais par ses avant-toits plus hauts que ceux des spécimens construits aux Pays-Bas ou dans la vallée de l'Hudson.
Il existe à Weyburn, Saskatchewan, un curieux vestige de ce modèle ancien, bâti en 1906. À l'extérieur, rien ne rappelle la grange classique avec ses avant-toits bas et sa porte centrale. Pourtant, la famille habite alors sous le même toit que les animaux. Dans le logement à deux étages, de six mètres de profondeur, les chambres sont situées en haut. Au rez-de-chaussée, la porte et les fenêtres donnent sur l'aire de battage.
Les petites granges d'inspiration anglaise, très répandues, se comparent par la forme et l'usage aux bâtiments que l'on trouve en Angleterre : au centre une aire de battage, bordée de part et d'autre d'un espace, à gauche pour mettre le grain battu, à droite pour le grain à battre. Ces spécimens, qui mesurent souvent à peine 16,8 m sur 7,6 m, foisonnent à l'époque où la culture du blé prédomine. Quand on manque d'espace pour l'entreposage après une récolte abondante, il suffit d'agrandir l'aire de battage en ménageant une ouverture avec une soupente au-dessus. Il faut pour cela tailler une immense poutre à même un pin du genre de ceux qui poussaient dans les forêts primitives. Des trous carrés marquent l'emplacement des solives qui autrefois soutenaient le plancher et sa charge.
Les cultivateurs ne sont pas portés à utiliser une partie de la grange pour loger le bétail durant une période de changement agricole. Par conséquent, une fois la vieille grange rendue à sa vocation première, ils construisent une petite étable à angle droit avec celle-ci, ou s'il faut encore plus de place, une écurie de manière à former une cour à trois côtés. À Carleton Place, en Ontario, on a poussé encore plus loin cette disposition en aménageant une porcherie qui comble l'espace vide et forme une cour intérieure, un endroit abrité à usages multiples. À une certaine époque, la maison est reliée à la grange. Il est alors utile pour le fermier d'avoir un contact aussi direct avec les animaux et de pouvoir surveiller les réserves, mais les incendies font des ravages. Le seul exemple du genre qui subsiste au Canada est situé à Weyburn en Saskatchewan.
Dans la construction des bâtiments de ferme, les Canadiens français ont fait preuve d'ingéniosité et d'un goût marqué pour les couleurs vives. Leurs granges traditionnelles, habituellement longues et basses, dans certaines régions présentent un nombre étonnant de formes circulaires et polygonales qui ajoutent de la variété aux modèles rectangulaires traditionnels à un étage. Les murs peints sont faits d'un assemblage de planches à languettes et à rainures. Alors qu'ailleurs on compte sur le rétrécissement des planches pour assurer la ventilation des granges en bois, les Québécois, eux, prévoient des lanternaux sur les arêtes du toit. Aux environs de la ville de Québec, les fentes dans les murs des bâtiments laissent passer l'air et permettent à de nombreux pigeons, hiboux, hirondelles, souris et chats d'y trouver refuge.
Les cultivateurs québécois décorent leurs granges à l'aide de peinture. Les surfaces planes leur permettent d'étaler leurs couleurs. Dans les environs de Québec, ils sont nombreux à y afficher la nature de leurs activités. Les grands dessins estompés de vaches ou de chevaux sont un régal pour les yeux. Par exemple, à Petit Chocpiele, au Nouveau-Brunswick, se trouve une murale qui représente des chevaux en mouvement. Cette réalisation, bien plus que de la peinture naïve (voir Art populaire), est presque une oeuvre d'art.
Les granges de bois sont parfois ornées de linteaux en pierres ouvragées. Il en subsiste d'ailleurs un exemple remarquable à l'Académie de Rockwood en Ontario, où on a posé sur un mur de pierre une inscription gravée dans le même matériau, datant de 1863 et provenant d'une grange du canton d'Airain (Ontario). On peut y lire : « Quand votre grange est pleine et que tout est rangé en sûreté, remerciez Dieu et pensez aux pauvres ».