Histoire
Voyageurs, commerçants et colons
Les premiers francophones à s’aventurer au Manitoba sont des explorateurs qui travaillent pour la Compagnie de la Baie d’Hudson. Dès les années 1660, Pierre-Esprit Radisson explore le nord du Manitoba depuis la baie d’Hudson, tandis qu’il faut attendre les années 1730 pour que le sud de la future province soit colonisé de façon permanente, notamment par l’explorateur Pierre de La Vérendrye et ses fils. La traite des fourrures motive la majorité de la présence des Européens au Manitoba, à la fois avant et après la Conquête de la Nouvelle-France. Ce sont des voyageurs retraités qui constituent les premiers colons en établissant des fermes le long des rivières Rouge et Assiniboine. Beaucoup de ces hommes se marient à la façon du pays, c’est-à-dire avec des femmes autochtones. Les enfants qui naissent de ces unions, à mi-chemin entre deux mondes, finissent par se considérer comme un peuple entièrement différent. Cette nouvelle identité composée autant de francophones que d’anglophones, les Métis, croît considérablement dans les années qui suivent pour devenir une force majeure et durable dans la politique manitobaine.
L’Église
La présence catholique dans la communauté francophone est au départ assez limitée jusqu’au début du 19e siècle, époque où la hiérarchie de l’Église au Québec se convainc de la nécessité d’assurer un service dans l’effervescente colonie de la rivière Rouge. En 1818, le jeune prêtre Joseph-Nobert Provencher arrive au Manitoba et entreprend une mission de 30 ans visant à guider les populations francophones et catholiques dans la province (voir Missions et missionnaires). Alexandre Taché lui succède éventuellement dans le rôle d’évêque de Saint-Boniface; il consolide le travail entamé par l’Église et assure un certain leadership politique auprès de la population francophone. Afin d’atteindre ce but, Alexandre Taché sélectionne notamment une poignée d’élèves brillants et les envoie poursuivre leurs études à Québec. Un de ces garçons, Louis Riel, devient éventuellement le fondateur du Manitoba.
Louis Riel
Après un séjour de 10 ans au petit séminaire (le Collège de Montréal) entamé en 1858, Louis Riel retrouve une communauté changée, qui craint les répercussions d’une annexion au Canada. En 1869, les citoyens bloquent l’accès des arpenteurs du Canada, déclenchant ainsi la rébellion de la rivière Rouge, un conflit au cours duquel Louis Riel forme un gouvernement provisoire qui prend le contrôle de la colonie et négocie les termes de l’entrée du Manitoba dans la Confédération. Parmi les conditions, on compte des de dispositions foncières pour les Métis ainsi que des mesures assurant l’égalité linguistique et confessionnelle entre protestants anglophones et catholiques francophones. Après une période de réticence, le dominion consent aux termes de Louis Riel et adopte la Loi sur le Manitoba. En 1870, le Manitoba s’intègre à la Confédération en tant que province bilingue, du moins en ce qui concerne l’éducation, le droit et la législature.
Changements démographiques
La colonie de la rivière Rouge est isolée et difficile d’accès, si bien que la croissance de sa population au 19e siècle est essentiellement naturelle, plutôt que le fruit de l’immigration. Cela permet aux francophones, tant canadiens que métis, de conserver une légère majorité démographique en 1870. Ainsi, l’égalité linguistique demandée par le gouvernement de Louis Riel reflète la réalité de la colonie.
Cet équilibre démographique ne dure pas. L’immigration de l’Ontario vers l’ouest augmente rapidement avec l’arrivée du chemin de fer au Manitoba. Bien que d’occasionnelles familles francophones du Québec, de la Nouvelle-Angleterre et de l’Europe se trouvent également dans cette migration qui investissent la province, les francophones en 1890 ne représentent plus que 10 % de la population. Les dirigeants politiques de la province, bien conscients de ce fait, commencent donc à éliminer systématiquement toutes les protections assurant autrefois la pérennité de la langue française.
Le français est particulièrement touché par l’adoption de la Loi sur la langue officielle, qui fait de l’anglais la seule langue officielle dans les tribunaux et la législature du Manitoba. Les chefs religieux et politiques de la communauté francophone, eux, réagissent en concentrant leurs efforts sur la protection des écoles confessionnelles (voir Écoles séparées), qui deviennent bientôt elles aussi la cible des politiciens anglophones. La crise des écoles au Manitoba qui en résulte n’a pas seulement un effet profond sur les politiques fédérales de l’époque, mais cimente également la réalité quant aux droits linguistiques des francophones au Manitoba pour les 80 prochaines années. Le Parlement, prétendu défenseur des langues minoritaires au Canada, n’est pas disposé à lutter contre le gouvernement provincial sur cet enjeu. La majorité anglophone du Manitoba, ainsi, réussit à transformer les changements démographiques au Manitoba en réalité politique.
Le coup de grâce arrive toutefois en 1916. En effet, une série de reportages dans le Manitoba Free Press concernant la piètre qualité de l’éducation rurale au Manitoba pousse le gouvernement provincial à adopter une loi en vertu de laquelle l’anglais devient l’unique langue de l’éducation dans la province.
La Survivance
Avec l’élimination de l’éducation en langue française, les francophones perdent la dernière et la plus importante parcelle de leurs droits linguistiques garantis dans la Loi sur le Manitoba, ce qui plonge la communauté dans une période de survie et de discrétion pendant 50 ans. Le français n’est plus la langue du gouvernement provincial et les francophones doivent faire profil bas dans une province qui a majoritairement oublié ses origines bilingues.
Pendant cette période, l’enseignement du français se poursuit de façon illicite. Des inspecteurs se rendent régulièrement dans les écoles pour s’assurer que l’anglais est l’unique langue d’enseignement, et de nombreuses histoires circulent selon lesquelles les élèves doivent cacher en vitesse leurs livres français pendant les visites-surprises. Comme Frances Russell le note, toutefois, beaucoup de hauts fonctionnaires ferment les yeux sur l’éducation française et « mèn[ent] une lutte sans fin contre les inspecteurs scolaires plus zélés ». L’Association d’éducation des Canadiens français du Manitoba (AECFM) est créée en 1916 afin de coordonner l’approche visant à maintenir l’enseignement du français dans les communautés francophones. L’AECFM est la plus importante organisation francophone jusqu’en 1968, année où la nouvelle Société franco-manitobaine (SFM) commence à assumer ce mandat.
Le retour de l’éducation française
La province du Manitoba commence lentement à reconnaître les droits à l’éducation en 1955, lorsqu’elle vote le droit d’enseigner le français de la 4e année et la 6e année. En 1970, ce droit est étendu à tout le cursus scolaire. Les batailles juridiques entourant l’éducation se poursuivent toutefois pendant de nombreuses années. Ce n’est qu’en 1994 que les communautés francophones obtiennent le droit d’administrer leurs propres écoles françaises, en vertu d’un jugement de la Cour suprême qui confirme aux minorités linguistiques le droit de gérer leur propre éducation, ce qui mène à la création de la Division scolaire franco-manitobaine.
La crise des langues
Les changements à la politique en matière d’éducation dans les années 1970 ont lieu en plein cœur d’une crise sur les langues. En 1976, l’année où le Parti québécois est élu pour la première fois au Québec, un vendeur d’assurance métis francophone nommé Georges Forest reçoit une contravention de stationnement rédigée uniquement en anglais à Winnipeg. Pendant plus de trois ans et malgré une féroce opposition (même au sein de sa propre communauté), Georges Forest utilise avec succès cette contravention comme la base d’un recours constitutionnel contre la Loi sur la langue officielle de 1890 au Manitoba. Dans son jugement de l’affaire Procureur général du Manitoba c. Forest (1979), la Cour suprême du Canada juge que la loi qui fait de l’anglais l’unique langue officielle du Manitoba est inconstitutionnelle. Le pari de Forest, semblant si improbable en 1976, porte ses fruits.
La victoire de Georges Forest démontre cependant qu’il existe un décalage certain entre un verdict constitutionnel et son application. Le gouvernement provincial conservateur de Sterling Lyon agit effectivement à pas de tortue sur la question de la langue. Frustré par le manque de progrès, Roger Bilodeau, un jeune avocat de Saint-Boniface, se sert de sa propre contravention de stationnement pour lancer une action séparée visant à déterminer si toutes les lois manitobaines adoptées entre 1890 et 1979 sont elles aussi inconstitutionnelles. La question et les coûts faramineux qui s’y rattachent causent énormément de tensions au Manitoba, tandis que le gouvernement néo-démocrate de Howard Pawley, désormais au pouvoir, cherche une solution.
Les tensions entourant la question des droits linguistiques atteignent un sommet en janvier 1983, lorsque des militants anti-français bombardent les bureaux de la SFM. En outre, le président de l’organisation est forcé de déménager sa famille hors de la province après avoir reçu des menaces de mort. Sans l’ombre d’une solution politique à l’horizon, l’affaire Bilodeau va de l’avant. Dans un renvoi rédigé en 1985 (Renvoi : Droits linguistiques au Manitoba), la Cour suprême statue que toutes les lois unilingues du Manitoba votées entre 1890 et 1979 sont inconstitutionnelles.
Lois et politiques
À mesure que la question des obligations constitutionnelles fait son chemin à travers les différentes cours de justice, les tensions retombent. De retour au pouvoir en 1988 avec un nouveau chef (Gary Filmon), le Parti conservateur provincial promulgue la première politique sur les services en français en 1989 et commande à un juge francophone de la province de mener une enquête sur les services en français au Manitoba. Le rapport Chartier (1998) donne le ton à l’approche du gouvernement du Manitoba en matière de droits linguistiques, Celui-ci reconnaît le droit constitutionnel du bilinguisme officiel dans les tribunaux et l’organe législatif, tout en instaurant petit à petit des services gouvernementaux en français (qui ne sont pas mandatés par la loi) là où le nombre de francophones le justifie. Fondamentalement, cette approche n’a pas changé depuis les années 1990 et forme la structure avec laquelle une loi provinciale est créée. La Loi sur l’appui à l’épanouissement de la francophonie manitobaine, votée en 2016 avec l’approbation unanime de l’Assemblée, intègre les droits et politiques déjà en place dans la législature, mais sans faire de modifications majeures. Fait révélateur, la loi est passée sans opposition et n’attire pratiquement aucune attention de la part de la majorité anglophone. En effet, les droits linguistiques du français sont désormais une partie acceptée et peu controversée du paysage politique du Manitoba.
Éducation et culture
L’éducation uniquement en français est offerte au Manitoba par l’intermédiaire de la Division scolaire franco-manitobaine, qui gère 24 écoles et un centre d’enseignement aux adultes situés un peu partout dans la province. Un nombre croissant de parents choisissent d’envoyer leurs enfants dans des écoles d’immersion, tandis que l’Université de Saint-Boniface offre une éducation collégiale et universitaire en français.
En plus des stations de radio et de télévision de Radio-Canada, la communauté possède un journal hebdomadaire intitulé La Liberté et la station de radio communautaire Envol 91,1 FM. Le Cercle Molière, plus ancienne compagnie de théâtre encore en fonction au Canada, joue des pièces en français. La communauté maintient un intérêt marqué pour son patrimoine et sa culture par le biais, de façon plus notable, du Musée de Saint-Boniface et du Festival du voyageur, plus important festival d’hiver de l’Ouest canadien. La dynamique communauté artistique francophone produit également une foule d’événements, dont des festivals du film, des expositions, des célébrations culturelles et des spectacles musicaux tout au long de l’année. La francophonie manitobaine célèbre aussi les succès de ses artistes renommés, comme l’écrivaine Gabrielle Roy et le chanteur Daniel Lavoie. Le joueur de la Ligue nationale de hockey Jonathan Toews vient aussi de la communauté francophone manitobaine et a fait ses études au Collège Louis Riel.
Démographie et politiques
Pendant des décennies, la population francophone du Manitoba est demeurée stable à environ 5 %, bien que les dernières années montrent un nombre décroissant de locuteurs qui parlent le français à la maison. Dans le recensement de 2016, 40 525 personnes (soit 3,3 % de la population du Manitoba) déclarent avoir le français comme langue maternelle. Cela étant dit, la manière dont on compte les minorités linguistiques aux fins de statistique crée une certaine discorde au Manitoba et ailleurs au Canada, puisque le décompte traditionnel des francophones ayant le français comme langue maternelle exclut les francophones qui ont appris le français comme autre langue. La définition étendue du terme francophone selon la loi provinciale complique encore davantage le décompte traditionnel de la vitalité linguistique. En effet, même si le nombre de locuteurs parlant le français à la maison a baissé, la capacité bilingue de la population manitobaine est restée au beau fixe, à 8,6 %.
Les francophones au Manitoba se trouvent surtout dans le sud de la province, dont 90 % à Winnipeg ou à moins d’une heure de la capitale. Des villages traditionnellement francophones longent également le sud et le sud-est de la province, aux abords des rivières Rouge et Seine, et le nord-ouest près du lac Manitoba. De petits groupes francophones se trouvent aussi dans d’autres parties de la province. À Winnipeg, le district traditionnellement francophone de Riel inclut la portion sud-est de la ville, dont les quartiers Saint-Boniface, Saint-Vital et Saint-Norbert.
La communauté franco-manitobaine donne également naissance à un certain nombre de figures politiques d’envergure sur les scènes provinciale et nationale, dont les ministres fédéraux Ronald Duhamel et Joseph-Philippe Guay. Traditionnellement, le Manitoba est représenté par un sénateur francophone au Sénat canadien, dont Maria Chaput, qui mène des efforts répétés pour changer la façon dont les francophones sont définis et comptés dans les recensements.
Encore une fois, les définitions divergentes de la francophonie compliquent les choses. L’ancienne ministre du Patrimoine canadien Shelly Glover, par exemple, a appris le français comme langue seconde et s’identifie comme francophone, tandis que l’ancien premier ministre provincial et ministre des Affaires francophones Greg Selinger, lui, se déclare plutôt francophile. Depuis 2001, la SFM met en place une stratégie pour recruter des immigrants francophones ne venant pas seulement d’Europe, ce qui engendre une hausse du nombre de francophones venant de l’Afrique de l’Ouest et du Nord au Manitoba (voir Canadiens d’ascendance africaine). Ces individus reflètent le visage changeant de la francophonie manitobaine.