Affaire « personne » | l'Encyclopédie Canadienne

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Affaire « personne »

L’affaire « personne » (l’affaire Edwards c. A.G. of Canada) est une décision constitutionnelle qui a établi le droit des femmes à être nommées au Sénat. L’affaire a été lancée par les Cinq femmes célèbres, un groupe de femmes activistes de renom. En 1928, la Cour suprême du Canada a statué que les femmes n’étaient pas des « personnes » selon les termes de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique (maintenant appelé Loi constitutionnelle de 1867). Par conséquent, elles ne pouvaient pas être nommées au Sénat. Cependant, le comité judiciaire du Conseil privé a infirmé la décision de la Cour le 18 octobre 1929. L’affaire « personne » a permis aux femmes de travailler en vue de changements à la fois à la Chambre des communes et au Sénat. Dès lors, il n’a plus été possible de refuser leurs droits aux femmes en se basant sur une interprétation étroite de la loi.

Les Cinq femmes célèbres

Femmes, vote et mandat politique

En 1927, la plupart des Canadiennes peuvent voter aux élections fédérales et provinciales (sauf au Québec). C’est au Manitoba, en janvier 1916, que les femmes obtiennent pour la première fois le droit de voter et le droit d’exercer des fonctions politiques. La Saskatchewan et l’Alberta suivent de près, respectivement en mars et en avril 1916. La Colombie-Britannique et l’Ontario accordent le droit de vote aux femmes en avril 1917. La Nouvelle-Écosse suit en avril 1918 et l’Île-du-Prince-Édouard, en mai 1922. Le Nouveau-Brunswick donne le droit de vote aux femmes en avril 1919, et elles y obtiennent le droit de se présenter aux élections provinciales en mars 1934. En 1927, seules les Québécoises ne peuvent pas voter aux élections provinciales; il leur faudra attendre 1940 pour bénéficier de ce droit. Terre-Neuve, qui ne se joint à la Confédération qu’en 1949, donne le droit de vote aux femmes en avril 1925. (Voir aussi Droit de vote des femmes; Mouvements de femmes au Canada.)

Par ailleurs, les femmes qui ne sont pas blanches font souvent face à des barrières raciales en matière de suffrage. Les Autochtones – c’est-à-dire les Inuits, les Premières Nations et les Métis – obtiennent le droit de vote à différents moments de l’histoire canadienne. Les lois électorales fédérales refusent le droit de vote aux Inuits jusqu’aux années 1950. Ce droit n’est octroyé qu’en 1960 aux femmes des Premières Nations. Les Métis, pour leur part, peuvent voter aux élections provinciales et fédérales, mais seulement s’ils répondent aux critères du suffrage, notamment ceux relatifs à l’âge et à la propriété foncière. (Voir aussi Les femmes autochtones et le droit de vote.)

Les Canadiens noirs, pour leur part, peuvent voter à partir de l’abolition de l’esclavage s’ils sont citoyens et possèdent des biens imposables. (Voir aussi Esclavage des Noirs au Canada.) Cependant, puisque de nombreux Canadiens noirs vivent dans la pauvreté à cause de l’esclavage et du racisme systémique, peu répondent aux critères leur permettant de voter. De plus, au milieu des années 1800, la pleine citoyenneté se limite légalement aux hommes blancs, et la plupart des colonies ont retiré le droit de vote aux femmes. En 1917, la Loi des élections en temps de guerre accorde le droit de vote aux femmes noires apparentées à des soldats noirs. (Voir aussi Droit de vote des Noirs au Canada.)

La plupart des Canadiens d’origine asiatique, quant à eux, se voient refuser le droit de vote pour les élections fédérales et provinciales. Au niveau fédéral, l’Acte du cens électoral (1885) refuse explicitement le droit de vote aux Canadiens d’origine chinoise. En 1898, une nouvelle loi le leur confère. (Voir aussi Ségrégation raciale des Canadiens d’origine asiatique.)

En mai 1918, la majorité des Canadiennes de plus de 21 ans deviennent admissibles à voter aux élections fédérales. L’année suivante, elles obtiennent le droit de se présenter aux élections à la Chambre des communes. En 1921, Agnes Macphail devient la première femme à être élue à la Chambre des communes. Cependant, le Sénat demeure fermé aux femmes. Ceci est en raison de la manière dont le gouvernement canadien interprète l’article 24 de la Loi constitutionnelle de 1867.

Agnes Campbell Macphail

La notion de « personne » dans l’Acte de l’Amérique du Nord britannique

L’Acte de l’Amérique du Nord britannique (AANB) de 1867, aujourd’hui connu sous le nom de Loi constitutionnelle de 1867, est la loi qui crée et gouverne le Dominion du Canada. Selon l’article 24 de l’AANB, seules les « personnes qualifiées » peuvent être nommées au Sénat :

Au nom de la Reine, le gouverneur général nomme au Sénat, par acte revêtu du grand sceau du Canada, des personnes remplissant les conditions requises. Ces personnes ont dès lors, sous réserve des autres dispositions de la présente loi, la qualité de sénateurs.


Pour être une « personne qualifiée », il faut être âgé d’au moins 30 ans, il faut posséder des biens d’une valeur d’au moins 4 000$, et résider dans la province de leur nomination. Mais L’Acte de l’Amérique du Nord britanniquene précise cependant pas si le terme « personne » inclut ou non les femmes. En 1867, il est déterminé légalement que le terme « personne » ne désigne que les hommes. Par conséquent, le gouvernement canadien interprète le terme « personne » de l’article 24 comme ne faisant allusion qu’aux hommes.

Le gouvernement maintient cette position en 1922, lorsque des femmes activistes de l’Alberta proposent Emily Murphy, première femme juge du Canada, pour un poste au Sénat. Des milliers de Canadiens (notamment les membres du Conseil national des femmes du Canada, de la Fédération des instituts féminins du Canada et du Montréal Women’s Club) soutiennent la nomination d’Emily Murphy. De nombreux journaux défendent également sa cause. Mais le gouvernement rétorque que « bien qu’il n’aimerait rien de mieux que d’avoir des femmes au Sénat […] l’Acte de l’Amérique du Nord britannique n’a prévu aucune disposition pour des femmes. » Ce n’est pas la première fois qu’Emily Murphy n’est pas reconnue comme étant une « personne ». En 1916, lors de sa première journée en tant que juge, un avocat la défie en prétendant qu’elle n’est pas une « personne » et qu’elle n’est donc pas qualifiée pour être juge.

La pétition des Cinq femmes célèbres

Selon la juriste canadienne Sheryl Hamilton, cinq gouvernements différents, entre 1917 et 1927, ont laissé entendre que même s’ils souhaitaient nommer une femme au Sénat, l’article 24 de l’AANB les en empêche. En 1923, le premier ministre Mackenzie King demande au sénateur Archibald McCoig de proposer un amendement à l’Acte; mais la proposition n’est jamais faite.

Selon les activistes, le gouvernement utilise l’article 24 de l’AANB comme prétexte pour ne rien faire. En août 1927, Emily Murphy invite, chez elle à Edmonton, quatre femmes activistes réputées (Nellie McClung, Irene Parlby, Louise McKinney et Henrietta Muir Edwards). Son plan est d’envoyer une pétition au gouvernement canadien concernant l’interprétation du mot « personne » dans l’AANB. Selon l’article 60 de la Loi sur la Cour suprême, un groupe de cinq personnes peut effectivement demander au gouvernement d’ordonner à la Cour suprême d’interpréter un point de droit relatif à l’AANB. Le 27 août 1927, les Cinq femmes célèbres signent la lettre qui est ensuite envoyée au gouverneur général. La pétition demande à la Cour suprême de se prononcer sur les deux questions suivantes:

  1. Le gouverneur général en conseil du Canada, ou le Parlement du Canada, ou l’un des deux, ont-ils le pouvoir de nommer une femme au Sénat?
  2. Est-il constitutionnellement possible pour le Parlement du Canada, en vertu des dispositions de l’AANB ou autrement, de prendre des dispositions pour la nomination d’une femme au Sénat canadien?

Le ministre de la Justice, Ernest Lapointe, estime que « ce serait un acte de justice envers les femmes du Canada que d’obtenir une décision de la Cour suprême ». Il est donc demandé à la Cour suprême d’examiner la question suivante: « Est-ce que le mot “personne” dans l’article 24 de l’AANB de 1867 comprend les personnes de sexe féminin? »

Emily Murphy

Décision de la Cour suprême

Le 24 avril 1928, la Cour suprême du Canada (composée du juge en chef Francis Alexander Anglin, du juge Lyman Duff, du juge Pierre-Basile Mignault, du juge John Lamont et du juge Robert Smith) statue à l’unanimité que les femmes ne sont pas des « personnes » selon les termes de l’article 24 de l’AANB. Les femmes ne sont donc pas admissibles à une nomination au Sénat.

Leur décision repose sur l’hypothèse que l’AANB doit être interprété en 1928 de la même manière qu’en 1867, lorsque la loi a été adoptée. En 1867, il était généralement admis que les « personnes » ne désignaient que les hommes. Ceci était également soutenu par le fait que les femmes ne pouvaient pas occuper de fonctions politiques à l’époque. Par conséquent, les juges affirment que l’AANB aurait fait spécifiquement allusion aux femmes si une exception avait été prévue pour les nominations au Sénat.


Décision du Conseil privé

Les Cinq femmes célèbres sont déçues, mais n’en sont pas pour le moins vaincues. Elles peuvent faire appel à une autorité qui est supérieure à la Cour suprême : le comité judiciaire du Conseil privé à Londres, en Angleterre. Il s’agit de la plus haute Cour d’appel du Canada, et ce jusqu’en 1949. Après de longues délibérations, le Conseil privé infirme la décision de la Cour suprême, le 18 octobre 1929. Elle conclut que le terme « personne » utilisé dans l’article 24 inclut les femmes, et que les femmes sont admissibles à être convoquées et à devenir membres du Sénat du Canada ».

Lord Sankey, qui prononce le jugement au nom du Conseil privé, fait également remarquer que « l’exclusion des femmes de toute charge publique est un vestige d’une époque plus barbare. Aux personnes qui se demandent si le mot [personne] doit comprendre les femmes, la réponse est évidente: pourquoi pas? »

De plus, Lord Sankey affirme:

« Leurs Seigneuries ne croient pas juste d’appliquer rigidement au Canada contemporain les décisions, ainsi que les motifs de ces décisions, qui […] ont paru indiquées aux personnes appelées à appliquer la loi dans des circonstances différentes, à des époques différentes et dans des pays se trouvant à différents stades de développement. »


En 1867, les femmes canadiennes ne pouvaient occuper de fonctions politiques. Cependant, la situation en 1929 est très différente. La plupart des femmes ont alors le droit de voter et de se présenter à toutes les élections fédérales et provinciales (on trouve deux exceptions : au Québec, les femmes n’ont pas encore le droit de vote. Et au Nouveau-Brunswick, les femmes peuvent voter, mais elles ne peuvent pas encore exercer de fonctions politiques). La décision du Conseil privé est donc conforme aux modifications législatives des années 1910 et 1920 concernant le droit de vote des femmes.

Le chambre du Sénat, Ottawa, ON.

Critiques à l’encontre des Cinq femmes célèbres

Les Cinq femmes célèbres de l’affaire « personne » demeurent controversées. Plusieurs les voient comme des symboles de modernité, de rébellion politique et de progrès pour les femmes, mais d’autres dénoncent le racisme et l’élitisme du groupe. En effet, ces personnes sentent que ses réalisations sont souillées par son association au mouvement eugénique. Les cinq femmes soutiennent, plus spécifiquement, des lois ayant entraîné la stérilisation forcée de milliers de personnes, dont un nombre disproportionné de femmes autochtones. (Voir aussi L’eugénisme : la pseudo-science qui se cache derrière une conception grossière de l’hérédité; Tommy Douglas et l’eugénisme; Stérilisation des femmes autochtones au Canada.)

Importance

Le 15 février 1930, Cairine Wilson prête serment en tant que première sénatrice du Canada. Les retombées de l’affaire “personne” et de la nomination de Cairine Wilson sont considérables. En premier lieu, la décision du comité judiciaire du Conseil privé signifie que les femmes sont dorénavant reconnues légalement comme des “personnes.” Par conséquent, on ne peut plus refuser aux femmes certains droits en s’appuyant sur une interprétation étroite de la loi. En deuxième lieu, les femmes peuvent dorénavant poursuivre leur lutte pour davantage de droits et d’opportunités par l’entremise de leur présence au Sénat et à la Chambre des communes . L’affaire “personne” marque un moment important dans l’histoire des droits de la femme, même si la lutte pour l’égalité des sexes se poursuit toujours, presque cent ans plus tard.

Depuis 1979, les Prix du Gouverneur général en commémoration de l’affaire “personne” sont attribués chaque année à cinq personnes qui ont contribué à faire progresser la cause de l’égalité des femmes et des filles au Canada. En 1999, le monument Les femmes sont des personnes ! est inauguré sur l’Olympic Plaza, à Calgary , en Alberta . Un monument similaire est érigé l’année suivante sur la Colline du Parlement à Ottawa . La statue apparaît également sur les billets de 50 dollars faisant partie de la série “L’épopée canadienne” de la Monnaie royale canadienne .

Voir aussi: Droit de vote au Canada; Collection Le droit de vote; Femmes et loi; Mouvements de femmes au Canada; Droit de vote des femmes au Canada; Chronologie Droit de vote des femmes; Collection Droit de vote des femmes au Canada; Droit de vote des peuples autochtones; Droit de vote des Noirs au Canada.

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