Eugénisme au Canada | l'Encyclopédie Canadienne

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Eugénisme au Canada

L’eugénisme (ou eugénique) est un ensemble de croyances et de pratiques visant à améliorer la population humaine en contrôlant la reproduction. Il comprend deux aspects : l’eugénisme « négatif », qui vise à décourager ou limiter la procréation des personnes possédant des gènes ou autres caractéristiques jugés indésirables, et l’eugénisme « positif », qui vise à encourager celle des gens possédant des gènes ou autres caractéristiques recherchés. Au début du 20e siècle, plusieurs Canadiens, y compris des professionnels de la médecine, des hommes politiques et des féministes, ont appuyé le mouvement eugéniste. L’Alberta (1928) et la Colombie-Britannique (1933) ont adopté des Sexual Sterilization Acts qui sont demeurés en vigueur jusque dans les années 1970. Bien que l’eugénisme soit considéré comme une pseudoscience appartenant au passé, ses méthodes ont été utilisées encore au 21e siècle, notamment par la stérilisation forcée de femmes autochtones, et dans le cadre d’un « nouvel eugénisme », la modification génétique et le dépistage des déficiences de fœtus.

Photo de l’exposition extraite de l’ouvrage de Harry H. Laughlin, The Second International Exhibition of Eugenics held September 22 to October 22, 1921, in connection with the Second International Congress of Eugenics in the American Museum of Natural History, New York (Baltimore: William & Wilkins Co., 1923).

(Wikimédia, CC)

Termes-clés et faits

Eugénisme

Ensemble de croyances et de pratiques visant à améliorer la race humaine en contrôlant la reproduction.

Eugénisme « positif »

Forme d’eugénisme qui vise à encourager la procréation des personnes ou des groupes considérées comme ayant des gènes supérieurs ou d’autres caractéristiques désirables. Les méthodes utilisées incluent des primes à la naissance et d’autres incitatifs financiers.

Eugénisme « négatif »

Forme d’eugénisme qui vise à décourager ou limiter la procréation des personnes et des groupes de personnes considérés comme ayant des gènes inférieurs ou d’autres caractéristiques indésirables. Les méthodes utilisées incluent la stérilisation et le placement en établissement spécialisé.

Stérilisation

Procédure médicale permanente prévenant la grossesse. Un exemple est la ligature des trompes, une opération chirurgicale consistant à couper ou bloquer les trompes de Fallope.

Quelques partisans ou promoteurs des politiques eugénistes

Le Dr E.W. McBride, la professeure Carrie Derick, la Dre Helen MacMurchy, William Aberhart, Ernest Manning, Emily Murphy, Louise McKinney, Nellie McClung, Henrietta Muir Edwards, le Parti créditiste de l’Alberta, les Fermiers unis de l’Alberta, l’United Farm Women’s Association, la Société eugénique du Canada, Tommy Douglas

Sexual Sterilization Act (Alberta), 1928-1972

Cette loi crée une commission eugénique qui peut autoriser la stérilisation sexuelle des détenus des hôpitaux psychiatriques en voie de libération, si elle juge qu’ils risquent de transmettre une « déficience » à leurs enfants. Plus de 2 800 personnes ont été stérilisées en vertu de cette loi.

Sexual Sterilization Act (Colombie-Britannique), 1933-1973

Cette loi ressemble beaucoup à celle de l’Alberta, mais son application a été plus restreinte. Entre 200 et 400 personnes ont été stérilisées en vertu de cette loi.

Eugénisme : croyances et objectifs

L’eugénisme est un ensemble de croyances et de pratiques visant à améliorer la population humaine en contrôlant la reproduction. Le terme « eugénisme » provient d’un mot grec signifiant « bien né ». Il est utilisé pour la première fois en 1883 par sir Francis Galton (cousin de Charles Darwin), qu’on considère comme étant le fondateur du mouvement eugéniste en Angleterre. Le mouvement s’intéresse à l’eugénisme « positif » et « négatif », mais insiste surtout sur ce dernier. L’eugénisme positif vise entre autres choses à favoriser la procréation des individus et des groupes considérés comme porteurs de caractéristiques et de gènes désirables, et à améliorer et à renforcer ainsi le patrimoine génétique de la société. L’eugénisme négatif a pour but de décourager ou limiter la procréation des individus et des groupes considérés comme possédant des caractéristiques ou des gènes inférieurs ou indésirables. L’eugénisme négatif utilise différentes méthodes pour limiter les capacités et les opportunités de procréer, entre autres, la stérilisation sexuelle, l’interdiction du mariage, la ségrégation et le placement en établissement spécialisé.

Postulats scientifiques et sociaux de l'eugénisme

Le mouvement eugéniste se fonde sur plusieurs postulats sociaux et scientifiques. Selon l’un d’eux, qui s’appuie sur les travaux de Gregor Mendel (1822-1884), moine et scientifique allemand, certains traits et caractéristiques seraient héréditaires. Selon un autre postulat, ces traits et caractéristiques seraient socialement indésirables. C’est pourquoi on croit que la société a intérêt à réduire la propagation de ces traits indésirables en limitant le potentiel reproductif des individus et des groupes qui en sont porteurs.

Les tenants de l’eugénisme croient que les caractéristiques indésirables suivantes sont presque exclusivement héréditaires : l’arriération mentale, la maladie mentale, l’alcoolisme, la pauvreté, la criminalité et d’autres types de comportements immoraux, dont la prostitution. Les partisans de l’eugénisme croient aussi que les personnes ayant ces caractéristiques ont un taux de reproduction plus élevé que les autres. Un des thèmes les plus importants et récurrents dans la philosophie eugéniste de la fin du 19e et du début du 20e siècle est la relation entre l’arriération mentale et la criminalité, d’où la « menace » que cette arriération ferait planer sur la société.

Appuis au mouvement eugéniste au Canada

Au début du 20e siècle, les politiques eugénistes sont considérées comme progressistes par de nombreux Canadiens, dont des socialistes, des féministes, des fermiers et des psychiatres. Ils soutiennent que la société canadienne peut être améliorée en encourageant la reproduction de certains groupes, surtout les protestants anglo-saxons, et en limitant celle d’autres groupes, notamment les immigrants de l’Europe de l’Est et, de manière croissante, les peuples autochtones. (De la même façon, certaines politiques d’immigration, comme la taxe d’entrée imposée aux immigrants chinois, ont pour objectif de réduire la population de Canadiens d’origine asiatique.)

Plusieurs personnalités canadiennes de l’époque, dont le Dr E.W. McBride, la professeure Carrie Derick et la Dre Helen MacMurchy, défendent cette philosophie et la stérilisation eugénique. Dans les années 1920, plusieurs femmes albertaines très connues, dont Emily Murphy et Nellie McClung, appuient la stérilisation eugénique. Les féministes maternelles, comme Nellie McClung, soutiennent que les femmes sont non seulement mères, mais gardiennes de leur « race ». En conséquence, elles défendent des lois, notamment sur la stérilisation, afin de lutter contre la prostitution, l’alcoolisme et les « déficiences mentales ».

Cependant, d’autres institutions et personnes au Canada s’opposent aux politiques eugénistes. Par exemple, l’Église catholique s’oppose vigoureusement aux lois sur la stérilisation.

Le saviez-vous?
À une certaine époque, Tommy Douglas, le père de la médecine socialisée au Canada et une des personnalités les plus aimées du pays, a soutenu des politiques eugénistes. En 1933, il a obtenu une maîtrise ès arts en sociologie de l’Université McMaster pour sa thèse intitulée « The Problems of the Subnormal Family » (les problèmes de la famille sous-normale). Dans cette thèse, il recommandait plusieurs politiques eugénistes, dont la stérilisation des « déficients mentaux » et des personnes frappées de maladies incurables. Toutefois, à l’époque où il est devenu premier ministre de la Saskatchewan, en 1944, Tommy Douglas avait cessé d’appuyer les politiques eugénistes. Lorsqu’il a reçu des rapports recommandant la légalisation de la stérilisation sexuelle dans la province, il a rejeté l’idée. À la place, il préconise une approche différente, dont la thérapie pour les gens atteints de maladies mentales, et une formation professionnelle pour les personnes atteintes de déficiences intellectuelles.

Lois sur la stérilisation

Au début du 20e siècle, la philosophie eugéniste influence fortement la promulgation de lois visant la stérilisation sexuelle en Amérique du Nord. Des lois de ce type sont adoptées dans trente-deux États américains et deux provinces canadiennes, l’ Alberta, en 1928, et la Colombie-Britannique, en 1933. D’autres pays, dont l’Allemagne nazie, adoptent des lois semblables.

Lois eugénistes en Alberta

En 1928, le gouvernement de l’Alberta adopte la loi intitulée Sexual Sterilization Act. Cette loi, appuyée par le public, est adoptée par les Fermiers unis de l’Alberta sous le premier ministre de l’Alberta, John Edward Brownlee. La Commission eugénique, constituée par la loi albertaine, est dotée du pouvoir d’autoriser la stérilisation sexuelle de certaines personnes, qui ont été mises en établissement conformément à la Loi sur les maladies mentales et la Loi sur les déficiences mentales et dont la libération a été recommandée. Selon la Sexual Sterilization Act de 1928, on peut procéder à la stérilisation des patients si « la commission croit unanimement que le patient peut être libéré sans danger si on élimine le risque de procréation avec le risque de multiplier le mal par la transmission de l’incapacité à la descendance ». Le consentement du patient ou d’un parent, de son gardien ou de son conjoint est requis.

En 1937, la loi est amendée afin que le consentement éclairé ne soit plus nécessaire de la part de patients considérés comme « mentalement déficients ». Selon les amendements de 1937, les patients peuvent être stérilisés pour éviter la transmission du handicap ou de la déficience mentale ou pour prévenir « des dommages psychologique pour la personne, ainsi que pour sa descendance ». De la même façon, les patients « psychotiques » peuvent être stérilisés pour éviter la transmission d’une maladie mentale ou des « dommages psychologiques ».

En 1942, la loi est modifiée à nouveau, s’appliquant désormais à des candidats qui ne sont pas placés dans des établissements. Les deux amendements sont adoptés par le gouvernement créditiste de William Aberhart. Cette loi est abrogée en 1972 sous le gouvernement progressiste conservateur de Peter Lougheed. Durant ses 44 ans d’existence, la Commission de l’eugénique a approuvé 4 725 stérilisations, dont 2 834 ont été effectuées.

En 1996, un tribunal albertain accorde une somme d’environ 740 000 $ en dommages et intérêts à Leilani Muir, une femme stérilisée à tort à l’âge de 14 ans, alors qu’elle est patiente de l’École de formation provinciale pour déficiences mentales. Depuis, des centaines de poursuites de survivants de la stérilisation ont été réglées hors cours avec la Province.

Leilani Muir

Leilani Muir fait un discours pendant la Semaine de sensibilisation aux victimes de l’eugénique en Alberta (le 22 octobre 2011).

(avec la permission de GrammarLab/Wikimédia, CC)

Lois eugénistes en Colombie-Britannique

En 1933, en Colombie-Britannique, le gouvernement conservateur du premier ministre Simon Fraser Tolmie adopte son propre Sexual Sterilization Act. La loi ressemble beaucoup à celle de l’Alberta, mais son application est plus limitée. Selon la loi, la commission eugénique peut ordonner la stérilisation de tout patient en institution qui « s’il est libéré […] sans être opéré pour la stérilisation sexuelle, va probablement faire ou porter des enfants qui auront une prédisposition à une maladie mentale ou une déficience mentale à cause de leur héritage. » La loi jouit d’un large appui, dont celui du parti libéral de la Colombie-Britannique. L’Église catholique, au contraire, proteste vivement contre cette législation.

Selon l’historien Angus McLaren, quelques centaines de personnes ont été stérilisées en Colombie-Britannique, soit beaucoup moins qu’en Alberta. Puisque les dossiers sont détruits, on ne connaît pas le nombre exact de stérilisations, qui se situerait entre 200 et 400. La loi de la Colombie-Britannique est plus précise que la loi de l’Alberta qui a été modifiée et élargie deux fois. Selon l’historienne Amy Samson, plusieurs personnes stérilisées étaient des patients de l’hôpital Riverview (auparavant l’hôpital Essondale). Le Sexual Sterilization Act de la Colombie-Britannique est abrogé en 1973 sous le gouvernement du néo-démocrate de David Barrett. En 2005, neuf femmes stérilisées à l’hôpital Riverview entre 1940 et 1968 reçoivent 450 000 $ de la Province en vertu d’un règlement hors-cours.

Eugénisme dans d’autres provinces canadiennes

L’Alberta et la Colombie-Britannique sont les seules provinces qui ont adopté une législation sur la stérilisation sexuelle, mais au début du 20e siècle, la plupart des autres provinces envisagent l’application de pratiques eugénistes. La Saskatchewan, le Manitoba et l’Ontario préparent des projets de loi sur la stérilisation sexuelle. Toutefois, dans les années 1930, ils ont rejetés en raison d’une opposition grandissante, particulièrement de la part des catholiques.

En outre, comme le fait remarquer l’historienne Erika Dyck, d’autres provinces se sont aussi engagées dans le mouvement eugéniste. À partir des années 1960, le Québec pratique un « eugénisme positif » en offrant des primes à la naissance et d’autres incitatifs financiers à de grandes familles dans l’espérance d’augmenter la population de la province. Dans le provinces de l’Atlantique, la Nouvelle-Écosse place dans des établissements des femmes considérées comme inaptes à la maternité.

L’eugénisme et les peuples autochtones au Canada

À partir des années 1930, les peuples autochtones sont visés par des lois eugénistes, surtout des lois sur la stérilisation sexuelle. Dans les premières décennies du programme de stérilisation en Alberta, les Européens de l’Est sont le groupe le plus touché par la loi. Dans le cadre de la campagne provinciale sur la santé mentale, plusieurs Européens de l’Est sont placés dans des établissements où ils sont soumis à la stérilisation forcée. Mais vers 1972, les membres des Premières Nations et les Métis comptent pour 25 % des personnes qui ont été stérilisées en vertu des lois sur la stérilisation de l’Alberta.

Même après l’abrogation des lois sur la stérilisation sexuelle au début des années 1970, des femmes autochtones ont été stérilisées de force. Certaines d’entre elles ont été contraintes de signer des formulaires de consentement pour la ligature des trompes au milieu de l’accouchement ou sur une table d’opération. Selon la Dre Karen Stote, environ 1 200 femmes autochtones ont été stérilisées dans les années 1970 seulement, dont environ la moitié dans des « hôpitaux indiens » mis en place et administrés par le gouvernement fédéral entre 1971 et 1974.

La stérilisation forcée s’est poursuivie encore au 21e siècle. En juillet 2017, un rapport intitulé « Ligature des trompes dans la région sanitaire de Saskatoon : l’expérience vécue par les femmes autochtones » révèle que des pressions ont été exercées sur certaines femmes autochtones de la région de Saskatoon en vue de les stériliser. Selon les co-auteures Yvonne Boyer, titulaire de la Chaire de recherche du Canada sur la santé et le bien-être des Autochtones à l’Université de Brandon en 2017, et la Dre Judith Bartlett, médecin autochtone et ancienne professeure agrégée en sciences de la santé communautaire à l’Université du Manitoba, de nombreuses femmes ont été contraintes de signer des formulaires de consentement au milieu de l’accouchement. La même année, certaines de ces femmes intentent un recours collectif contre la Saskatoon Health Region, le gouvernement de la Saskatchewan, le gouvernement fédéral et des professionnels de la santé. Depuis la publication du rapport, un plus grand nombre de femmes se manifestent, affirmant avoir subi la même expérience dans d’autres régions, provinces et territoires.

En novembre 2018, Amnistie internationale porte la question à l’attention du Comité des Nations Unies contre la torture. Le mois suivant, le comité de l’ONU formule deux recommandations : une enquête impartiale sur toutes les allégations de stérilisation forcée ou sous une contrainte et des mesures concrètes visant à prévenir et à criminaliser la stérilisation involontaire.

Un nouvel eugénisme?

De nombreux Canadiens croient que l’eugénisme appartient au passé, surtout depuis qu’il a été discrédité en tant que pseudoscience, à la suite de la Deuxième Guerre mondiale et des politiques eugénistes du régime nazi en Allemagne (voirCanada et Holocauste). Toutefois, des stérilisations sexuelles ont eu lieu au Canada, même après l’abrogation des lois sur la stérilisation dans les années 1970.

En outre, certains experts croient que le Canada est sur la voie d’une nouvelle forme d’eugénisme au 21e siècle. En 2004, par exemple, la professeure Tanis Doe, de l’Université de Victoria, déclare que le dépistage prénatal des fœtus s’apparente à l’eugénisme des nazis, et qu’il représente une purge des personnes handicapées de la société. Selon Tanis Doe, dans les sociétés occidentales, on croit habituellement que les fœtus handicapés ne doivent pas être menés à terme. Ainsi, de nombreux parents décident d’interrompre la grossesse si le fœtus reçoit un diagnostic de syndrome de Down, par exemple. La question à savoir si le dépistage génétique et le génie génétique constituent un « nouvel eugénisme » fait l’objet d’un débat qui soulève des questions pressantes sur l’éthique scientifique, les droits de la personne et l’incapacité (voir aussi Mouvement des droits des personnes handicapées au Canada; Génétique des populations; Génétique, la déontologie et le droit).