Employé comme substantif, dans un sens plus analytique, le terme désigne ceux qui détiennent des postes de décision, qui occupent des fonctions importantes dans une hiérarchie structurée. Les personnes qui occupent de telles positions ont du pouvoir, en raison des postes clés qu'elles détiennent, et pas nécessairement parce qu'elles sont « les meilleures ». L'analyse des élites, qui constitue depuis longtemps une tradition universitaire, diffère de celle qui touche des notions plus populaires, comme celle de l' « establishment », dont la signification a une connotation sociale liée à la réputation. Le Debrett's Illustrated Guide to the Canadian Establishment, publié par Peter C. Newman, par exemple, dérive du Debrett's Peerage, fondé en Angleterre en 1769, mais comme il n'existe pas d'aristocratie canadienne, on y trouve plutôt une liste des « Debrett's Six Hundred », dressée à partir des milieux universitaire, religieux, artistique et médiatique, du monde des affaires, des services publics et militaires, du monde juridique, scientifique et médical. Ces « Six Cents » ont la réputation d'être « les gens qui ont le plus d'influence et de pouvoir parmi la population canadienne », mais ils ne sont pas choisis en raison de la position de pouvoir qu'ils occupent. Ce genre de publication tend à souligner les pièges sociaux découlant du pouvoir, plutôt que d'en faire l'analyse, comme le fait l'étude des élites.
Pour étudier les élites d'une société, il faut d'abord repérer les activités qui confèrent le plus de pouvoir dans la société. Il faut ensuite identifier les postes les plus influents, ou ceux des décideurs, à l'intérieur de ces activités. Finalement, il faut spécifier les caractéristiques des personnes qui occupent de tels postes. Le pouvoir peut se définir comme une capacité à mobiliser les ressources de la société, qu'il s'agisse de personnes, de ressources financières, de forces militaires, d'opinions ou de biens et services. Selon les époques, les personnes les plus puissantes de la société peuvent être les militaires, les politiciens, les chefs religieux ou ceux qui dirigent l'économie. Pour déterminer quelle est l'activité (ou les activités) qui détient le plus de pouvoir, il faut étudier l'organisation de la société. Dans une perspective matérialiste, l'institution qui détient le plus de pouvoir politique n'a que peu d'importance. Une société se reproduit en produisant des moyens de subsistance (nourriture, vêtement, gîte), ce qui fait de l'économie une activité fondamentale, qu'elle soit dirigée par des chefs religieux, politiques, militaires ou économiques. Ceux qui contrôlent l'économie constituent toujours une élite puissante à l'intérieur de toute société moderne.
Pour déterminer quels sont les postes les plus influents à l'intérieur de ces activités qui confèrent le plus de pouvoir, les chercheurs examinent comment ces activités, telles celles de l'Église, des syndicats, de l'armée, des entreprises ou de l'État, sont organisées. Dans le gouvernement, par exemple, les Premiers Ministres Fédéraux ou les Premier Ministres Provinciaux et leurs Cabinets occupent les postes les plus influents ; dans les entreprises, c'est l'exécutif (le chef de la direction ou le président) et le conseil d'administration ; dans l'armée, les généraux ; dans le monde syndical, la direction de chaque syndicat et des centrales syndicales, dans l'Église, les archevêques.
Les « postes les plus influents » se rattachent à deux phénomènes, tous deux liés à l'idée de hiérarchie. Dans le monde des affaires, des entreprises telles que la Banque royale du Canada (22 fois plus importante que General Motors du Canada) sont très importantes, tandis que d'autres, par exemple B.C. Bancorp, sont relativement petites. Les banques les plus puissantes peuvent être identifiées par leurs avoirs ou leurs profits. En 1995, les cinq banques les plus importantes du Canada ont toutes enregistré des profits de plus d'un milliard de dollars. Les banques les plus importantes ont un rang nettement plus élevé que celui des autres banques.
Dans le cas du Canada, les banques dominantes sont la Bank Royale du Canada, la Banque Canadienne Impériale de Commerce, la Banque de Montréal, la Banque de Nouvelle-Écosse et la Banque Toronto-Dominion. À elles seules, ces cinq banques possèdent plus de 90 p. 100 des avoirs, des revenus et des profits de l'ensemble des banques canadiennes. La Banque Toronto-Dominion est la plus petite de ces cinq banques dominantes, mais ses avoirs sont deux fois supérieurs à ceux de sa rivale la plus proche, la Banque Nationale du Canada. Ces entreprises dominantes constituent le fondement du pouvoir de l'élite économique canadienne.
Une autre hiérarchie apparaît dans la structure interne de l'entreprise. Ceux qui occupent les postes les plus élevés (par exemple l'exécutif et les directeurs) dirigent l'entreprise. Dans le cas des banques, l'exécutif et le conseil d'administration établissent les objectifs, revoient la performance de la direction et approuvent ou désapprouvent des prêts et des investissements importants.
L'élite de l'Activité Bancaire canadienne est constituée par le personnel de direction et les directeurs des cinq banques dominantes. Il arrive fréquemment qu'une personne occupe plus d'un poste au sein des entreprises dominantes. Dans le cas des banques, cependant, le directeur d'une banque ne peut siéger au conseil d'une autre banque canadienne, même s'il, ou elle, peut siéger aux conseils d'autres entreprises (ce qui est souvent le cas). Le fait de siéger aux conseils de plus d'une entreprise dominante est connu sous le nom d'imbrication des conseils d'administration.
Dans son étude The Canadian Corporate Elite, Wallace Clement découvre que les directeurs des cinq banques occupent 41 p. 100 des postes les plus influents au sein des compagnies d'assurance-vie dominantes au Canada, et que 28 p. 100 des plus hauts postes des banques dominantes sont occupés par des gens qui occupent ces mêmes postes dans l'une des compagnies d'assurance-vie dominantes. Il s'agit d'un type particulièrement étroit d'imbrication.
Parmi les 113 entreprises dominantes (chacune contrôlant plusieurs autres entreprises ou des filiales) qui sont connues pour être aux commandes de l'économie canadienne, il y a 1848 postes imbriqués, dont 56 p. 100 sont imbriqués avec des postes importants dans des entreprises américaines.
Statistiques Canada identifie six conglomérats contrôlant 723 compagnies canadiennes axées sur des familles clés : les Weston (123), les Black (123), les Desmarais (121), les Irving (121) et deux branches de la famille Bronfman (Charles Rosner avec 118 et Edward et Peter avec 117).
Élite économique
Plus les membres des élites tendent à se ressembler et à constituer des types sociaux particuliers, distincts de l'ensemble de la société, plus il est possible d'en conclure que l'accès à une élite est exclusif et favorable à certains types sociaux. De toutes les élites canadiennes, l'élite économique est la plus exclusive. Elle est très majoritairement masculine puisque seulement 8 de ses 798 membres (ou 1 p. 100) sont des femmes. En 1990, seulement 7 des 1169 chefs de la direction répertoriés dans le répertoire des directeurs du Financial Post sont des femmes. Les personnes d'origine britannique représentent environ 87 p. 100 de l'élite économique, mais seulement 45 p. 100 de l'ensemble de la population. Par contraste, les Canadiens français ne représentent que 8 p. 100 de cette élite mais 29 p. 100 de la population. Des groupes ethniques « non fondateurs » (ni français ni britanniques), seuls les juifs canadiens dépassent leur proportion au sein de la population (4 p. 100 de l'élite et 1 p. 100 de la population), tandis que tous les autres groupes ethniques sont sérieusement sous-représentés (1 p. 100 de l'élite, mais 25 p. 100 de la population).
De façon très caractéristique, au moins 41 p. 100 des membres de l'élite économique ont fréquenté les écoles privées. Les parents de l'élite économique peuvent s'offrir un tel luxe, parce qu'ils occupent eux-mêmes une place privilégiée dans la société (VOIR Mobilité Sociale).
La classe supérieure ne représente qu'environ 1 p. 100 de la société, mais, en 1972, 61 p. 100 de l'élite était originaire de cette classe ; 33 p. 100 venait de la classe moyenne, qui compte pour environ 15 p. 100 de la population ; et 6 p. 100 venait de la classe ouvrière, qui compte pour environ 85 p. 100 de la population. Au cours des 20 dernières années, les origines sociales de l'élite sont de plus en plus exclusives. L'étude classique de John Porter, la Mosaique Verticale , révèle qu'en 1951, 50 p. 100 de l'élite économique appartient à la classe supérieure, 32 p. 100 à la classe moyenne et 18 p. 100 à la classe ouvrière (VOIR AUSSI Élite due Monde des Affaires).
Élite des médias
L'élite des médias, qui contrôle la majorité des complexes médiatiques privés du Canada, est comparable à l'élite économique. Près de 50 p. 100 de ses membres appartiennent aussi à l'élite économique. Ces deux élites sont si amalgamées que l'on peut en faire une seule catégorie, celle de l'« élite des affaires ». L'élite des médias provient probablement encore plus souvent de la classe supérieure que l'élite économique. Elle compte un pourcentage de femmes et de Canadiens français légèrement plus important (respectivement 4 p. 100 et 13 p. 100).
Élite de l'État
Les membres de l'élite étatique partagent certaines des caractéristiques de l'élite des affaires, mais avec cependant des différences importantes. Dans The State Elite, une version remaniée de l'ouvrage de Porter, Dennis Olsen partage l'élite gouvernementale en élites politique, bureaucratique et judiciaire. La première comprend les premiers ministres, les membres du Cabinet fédéral et des Cabinets provinciaux qui détiennent les postes clés dans les provinces les plus importantes (Québec, Ontario, Alberta et Colombie-Britannique). Une fois de plus, les femmes sont sérieusement sous-représentées, comptant pour seulement 2 p. 100 des détenteurs de ces postes entre 1961 et 1973.
Les Canadiens français sont mieux représentés dans l'élite politique que dans l'élite des affaires. De 1961 à 1973, leur proportion grimpe de 22 p. 100 qu'elle était entre 1940 et 1960, à 25 p. 100. Seulement 8 p. 100 proviennent des groupes ethniques non fondateurs. Les individus d'origine britannique représentent 68 p. 100 de l'élite politique, qui, à l'instar de toutes les élites gouvernementales, est originaire de la classe moyenne par une majorité écrasante (69 p. 100). Néanmoins, la classe supérieure y est encore sur-représentée (22 p. 100), et la classe ouvrière sous-représentée (9 p. 100).
L'élite bureaucratique (les sous-ministres et les sous-ministres adjoints, ou leurs équivalents dans les ministères, les entreprises publiques, les offices de réglementation et les commissions, au niveau fédéral et dans les quatre plus grandes provinces) est originaire de la classe moyenne dans une proportion importante (75 p. 100) et elle compte moins de membres qui viennent de la classe supérieure (10 p. 100). Seulement 2 p. 100 de ses membres sont des femmes.
Sur le plan ethnique, l'élite bureaucratique ressemble à l'élite politique : au sein de l'appareil gouvernemental fédéral, le nombre de Canadiens français a augmenté, de 13 p. 100 en 1953, à 24 en 1973. L'élite juridique (p. ex. les juges de la Cour suprême et les juges en chef des cours fédérale et provinciales) est surtout issue des deux groupes fondateurs, presque entièrement de sexe masculin et davantage originaire de la haute classe moyenne que ne le sont les autres élites gouvernementales.
Élites ouvrière et religieuse
Bien que Porter ait tenté d'identifier des élites ouvrière, intellectuelle et religieuse au Canada, aucune d'entre elles n'a été étudiée aussi intensivement que l'élite gouvernementale ou l'élite des affaires, et il est difficile de soutenir qu'elles exercent autant de pouvoir. Le milieu syndical n'est pas organisé selon une hiérarchie similaire à celle des entreprises et de l'État. Le Congrès du Travail du Canada, la principale centrale syndicale du pays, ne peut diriger ses membres de façon stricte et les syndicats membres y jouissent d'une autonomie considérable. L'étude des chefs syndicaux, que Porter a menée au début des années 50, révèle qu'ils sont plus représentatifs d'une variété de groupes, et plus représentatifs de la classe ouvrière.
Les élites les plus puissantes, celles qui dirigent les ressources les plus importantes du Canada d'aujourd'hui, sont l'élite des affaires et l'élite gouvernementale. Les études démontrent que l'entrée dans ces élites dépend en grande partie des origines sociales, du lieu de naissance et de résidence, de l'origine ethnique et du sexe. En conséquence, ceux qui détiennent les plus hauts postes de décideurs au Canada ne sont pas représentatifs d'une grande partie des Canadiens.