Pornographie
Historiquement, la pornographie s'est entendue des représentations, par écrits, dessins, peintures ou photos, de la vie et des activités des prostituées et de leurs clients. Cette définition correspond bien à l'étymologie du mot en grec, le préfixe porno signifiant « prostituée » et le suffixe graphie signifiant « écrire ». On utilise souvent le mot pornographie de façon interchangeable avec le mot « obscénité », terme juridique qui décrit la pornographie et dont l'aire sémantique se limite à la violation des normes de tolérance de la collectivité. Le terme « obscénité » vient du latin obscenus, signifiant « de mauvais présage ».
Évolution de la pornographie au XXe siècle
La pornographie s'est longtemps exprimée au cours des siècles dans des poèmes, des romans, des dessins, des peintures et des photos répondant aux besoins d'un marché plutôt limité. Il s'agissait surtout de descriptions, de dessins, d'images, de récits, de débats et de discussions à propos d'activités hétérosexuelles et homosexuelles non violentes. Dans la deuxième moitié du XXe siècle, le marché et le contenu de la pornographie ont considérablement changé. La commercialisation de masse est devenue réalité grâce aux nouveaux supports de distribution que constituent les photos des magazines illustrés, les vidéos domestiques et les images photographiques et informatiques. Le contenu est passé des photos de nus artistiques accompagnés d'un langage suggestif à des formes beaucoup plus explicites, associant souvent sexe et violence. Dans la « nouvelle » pornographie, on présentait la brutalité à l'endroit des femmes, leur dégradation et leur humiliation ainsi que l'exploitation sexuelle des enfants comme des activités socialement acceptables, sexuellement gratifiantes et divertissantes. Ces développements ont suscité une vive controverse au Canada à propos de l'interdiction et de la réglementation légales du discours pornographique.
Perspectives conservatrices
Pendant des siècles, la plupart des sociétés occidentales, dont le Canada, ont soutenu le point de vue conservateur selon lequel l'OBSCÉNITÉ devait être légalement contrôlée parce que la structure organisationnelle de la société et sa fibre morale devaient être protégées. Pour les penseurs conservateurs, le matériel pornographique est nocif parce qu'il affaiblit les principes moraux communs considérés comme la « colle » qui assemble durablement les sociétés. En particulier, la pornographie doit être réprimée par les lois en raison de ses répercussions sur les institutions sociales fondamentales telles que la famille, où les relations sexuelles ne sont normales et acceptables que dans le contexte d'un engagement profond du couple, de l'amour, de la retenue et de l'inhibition du plaisir sexuel.
Opinions libertaires contraires
Les penseurs libertaires défendent le point de vue contraire. Selon eux, la valeur conservatrice de la cohésion morale présuppose l'existence d'une vérité universelle et éternelle, ce qu'ils rejettent. Ils soutiennent que le fait de réprimer l'expression sexuelle crée une façade du comportement sexuel « correct » hypocrite, tout en constituant une forme de contrôle social inutile. De plus, ils font valoir que lorsque la moralité est sanctionnée par la loi, il en résulte des maux beaucoup plus grands que l'érosion de la moralité publique, à savoir des limitations de la liberté individuelle qui outrepassent les limitations de l'expression sexuelle. De plus, toute forme d'expression ne peut être légitimement limitée par la loi que lorsqu'il est démontré qu'elle cause un préjudice direct et immédiat à autrui. Qui plus est, même si elle est source de préjudice direct pour autrui, elle est, disent-ils, défendable, dans la mesure où elle présente une valeur artistique, pédagogique ou scientifique.
Les libertaires homosexuels vont encore plus loin en s'opposant aux restrictions applicables à l'expression sexuelle. Ils soulèvent trois arguments : premièrement, disent-ils, ces lois auraient des effets différents, beaucoup plus préjudiciables à leur endroit qu'à l'endroit de la communauté hétérosexuelle; deuxièmement, l'expression sexuelle serait une partie intégrante de leur culture sociale; et troisièmement, les lois interdisant l'expression sexuelle seraient appliquées de manière discriminatoire contre les gays et les lesbiennes.
La pornographie dans la perspective des droits de la personne
Une troisième perspective est présentée par ceux qui considèrent que la pornographie est une question qui touche aux droits de la personne, la tenant pour une forme de discrimination, particulièrement au détriment des femmes et des enfants. Cette perspective met l'accent sur le préjudice, mais le caractérise de façon différente que celle que mettent de l'avant les libertaires. Alors que la notion de préjudice telle qu'elle est comprise par les libertaires est directe et linéaire (comme un poing dans la figure), elle devient plus nuancée et subtile pour ceux qui envisagent la pornographie dans la perspective des droits de la personne. Selon eux, la consommation de la pornographie entraîne des changements d'attitude qui sont préjudiciables aux femmes et aux enfants, notamment l'acceptation de la violence à leur endroit, l'acceptation des mythes liés au viol (les femmes aimeraient être violées) et la désensibilisation à la violence sexuelle. Ils invoquent des études qui montrent que les consommateurs de pornographie ont une tendance accrue à recourir au viol, à ne pas hésiter à maltraiter les femmes et les enfants et à les rabaisser, à les considérer comme de purs objets sexuels et à élever la domination des hommes à un niveau supérieur sur l'échelle des valeurs.
La perspective humanitaire dénonce à la fois les perspectives conservatrice et libertaire en raison de leurs visions étroites et phallocentriques. Les humanitaires affirment que les conservateurs privilégient le besoin de protéger l'expression des hommes. Quant à eux, ils adoptent une perspective centrée sur les droits, qui exige que toute interprétation relative au rapport entre la loi et la pornographie tienne compte de la distribution inégale des droits au sein de la société à la lumière du contenu de la pornographie. Ils font valoir que dans la pornographie, les personnes exploitées sont presque exclusivement les femmes et les enfants et ce, à leur détriment, mais pour le plaisir sexuel des hommes. Dans une société qui croit à l'égalité de tous les citoyens, comme le Canada, une telle exploitation est discriminatoire parce que cette subordination sexualisée encourage et perpétue leur inégalité.
La perspective jurisprudentielle : l'acceptable et l'inacceptable
Décider de façon précise où tracer la ligne de partage entre ce qui est une pornographie acceptable et une pornographie inacceptable constitue une véritable gageure tant pour le législateur que pour les tribunaux. Il ressort de l'histoire du droit que les opinions tant des législateurs que des juges ont été principalement influencées soit par le point de vue des conservateurs, soit par celui des libertaires. Récemment, cependant, la perspective a changé, favorisant une approche fondée sur les droits de la personne.
Pour les juges favorisant l'opinion conservatrice, l'obscénité était assimilée à la lubricité et à une atteinte à la pudeur ou à la décence. Étant donné que le matériel obscène causait ou avait pour but de causer l'excitation sexuelle ou la luxure à des fins de divertissement plutôt que de procréation, on pensait qu'il affaiblissait la moralité sexuelle des individus et minait l'ordre social en général. La nudité, le caractère explicite, l'excès de sensualité, la lascivité et la perversité étaient des éléments que les juges examinaient lorsqu'ils évaluaient la légalité de l'expression sexuelle.
Les tribunaux s'inspiraient du « critère des normes de la collectivité » pour déterminer jusqu'à quel point la société pouvait tolérer l'atteinte à la moralité. Jusqu'à la fin des années 80, aucune tentative judiciaire ou législative n'avait été faite pour évaluer ou analyser le préjudice que la pornographie pouvait causer aux femmes et aux enfants.
La première indication d'un revirement jurisprudentiel à l'égard de la justification fondamentale des lois sur l'obscénité est apparue en 1983, lorsqu'un tribunal de première instance de l'Ontario a reconnu que certains matériels pornographiques dégradaient et déshumanisaient les femmes en tant que groupe social. Cette réalisation, dans l'affaire R. v. Doug Rankine Co., (1983), 36 C.R. (3rd) 154, à la page 172, mit en branle un mouvement caractérisé par l'abandon de l'opinion selon laquelle l'obscénité constituait une menace à la moralité sexuelle de la collectivité, pour privilégier le rapprochement de la pornographie à la dignité humaine et aux droits à l'égalité. Au lieu d'utiliser le caractère sexuel explicite comme pierre angulaire de l'obscénité, le tribunal a déclaré que la violence et la cruauté associées au sexe, en particulier lorsque le comportement pervers dégrade et déshumanise les personnes qui en sont les objets, constituaient une meilleure approche. En liant la norme relative à l'obscénité à la violence et à la cruauté, le tribunal a ouvert la voie à de nombreuses considérations nouvelles. Contrairement à la justification fondée sur le caractère explicite, qui ignorait le préjudice, la justification fondée sur les droits de la personne donnait aux juges l'occasion d'examiner comment la pornographie présente la sexualité humaine et ce qu'elle évoque à propos des femmes et des enfants. Cette nouvelle approche leur a permis d'envisager la pornographie dans le contexte beaucoup plus large de la violence sexuelle dans la société et de son lien avec la discrimination.
L'érotique et l'obscène
Le tribunal qui a tranché l'affaire Rankine a aussi fait oeuvre de pionnier en rendant après plus de 200 ans de jurisprudence une décision en matière d'obscénité qui envisageait les normes sociales expressément du point de vue des femmes. Il a déclaré penser que peu de femmes dans notre pays toléreraient la distribution de films montrant des outrages à d'autres êtres humains, en particulier aux femmes, au nom du divertissement. Une décision ultérieure, qui a fait jurisprudence, a été celle qu'a rendue dans l'affaire R. c. Wagner, 43 C.R. (3rd) 318 un tribunal de l'Alberta qui a entièrement analysé la notion d'obscénité dans une perspective contextualisée centrée sur les droits. Selon le juge, il fallait examiner la façon dont l'activité sexuelle était représentée et non uniquement le degré de son caractère explicite. Pour la première fois, un tribunal établissait la distinction entre le matériel érotique et le matériel obscène, écartant le caractère explicite comme critère de l'illégalité. Il a défini l'érotisme comme l'expression sexuelle représentant « des activités sexuelles humaines, positives et amoureuses entre des individus consentants et y participant sur un pied d'égalité », ajoutant que la société canadienne contemporaine tolérerait l'érotisme, « quel que soit son degré d'explicitation. »
Par ailleurs, le même tribunal a décrit la pornographie illégale comme l'expression sexuelle qui combine sexe et violence ou encore le sexe avec des représentations dégradantes et déshumanisantes des femmes. Le juge a accepté la preuve d'expert selon laquelle une telle expression affermit la dureté à l'égard des femmes et limite la réceptivité à leurs prétentions légitimes à l'égalité et au respect. Il a décrit cette forme de pornographie comme contenant une violence verbale à l'égard des femmes, représentant les femmes comme possédant des caractéristiques animales et exhibant une fausse représentation de la sexualité féminine, laquelle réduit les femmes à n'être que des objets sexuels.
Un troisième tribunal, la Cour d'appel de la Colombie-Britannique, a adopté une approche axée sur les droits de la personne pour examiner la pornographie dans l'affaire R. c. Red Hot Video, 45 C.R. (3rd) 36. La Cour a conclu que « vilipender les femmes de façon dégradante est inacceptable eu égard aux normes sociales canadiennes raisonnables. » Cette forme de représentation se produit lorsque le comportement sexuel représenté est associé au crime, à l'horreur, à la cruauté ou à la violence, ou lorsqu'il y a « exploitation indue » qui dégrade les participants en les « représentant comme possédant des caractéristiques animales. » Dans cette affaire, la Cour a clairement énoncé que l'objet des lois sur l'obscénité est d'assurer l'égalité et d'empêcher le préjudice plutôt que d'appliquer un code de comportement sexuel fondé sur la moralité. Elle a conclu que le matériel était obscène parce qu'il « constitue une menace de préjudice réel et substantiel à la société » par son « approbation de la domination des femmes par les hommes comme une philosophie sociale acceptable. »
Contestation constitutionnelle : liberté d'expression
Ces décisions des tribunaux inférieurs ont préparé le terrain pour l'arrêt que la Cour suprême du Canada a rendu dans l'affaire R. c. Butler, [1992] 1 R.C.S. 432. La Cour suprême a été saisie de cette affaire par suite d'une contestation constitutionnelle selon laquelle les lois sur l'obscénité violent la liberté d'expression que garantit la Charte canadienne des droits et libertés. En plus d'être la première occasion pour la Cour de déterminer la constitutionnalité des lois sur l'obscénité, cette affaire lui permettait de déterminer la justification de la réglementation ou du manque de réglementation en matière d'expression sexuelle.
Cette contestation découlait de la saisie de tout le stock d'un magasin de pornographie à Winnipeg et de la poursuite de son propriétaire, lequel avait été accusé de divers chefs d'infractions relatives à l'obscénité, notamment d'avoir exposé à la vue du public du matériel obscène. Après des décisions divergentes rendues par les tribunaux inférieurs, la Cour suprême a finalement été saisie de l'affaire. La Cour s'est limitée à l'examen de la définition que donne le Code criminel de l'obscénité, soit « l'exploitation indue des choses sexuelles, ou des choses sexuelles de l'un ou de plusieurs des sujets suivants, à savoir : le crime, l'horreur, la cruauté et la violence. » Selon la Cour, le sens à donner au mot « indue » doit être déterminé par la norme sociale de tolérance. Cette détermination doit être faite « en fonction du degré de préjudice qui peut en résulter », le préjudice de cette nature « prédispose une personne à agir de façon anti-sociale ». En définissant explicitement la pornographie comme étant préjudiciable, la Cour a déclaré que celle-ci portait atteinte aux droits des femmes à l'égalité, à leur valorisation personnelle et à leur sécurité physique. Selon la Cour, le préjudice est exacerbé par l'industrie pornographique florissante, rendant l'objectif du Parlement encore plus urgent et réel maintenant qu'il ne l'était au moment où les dispositions en matière d'obscénité ont été adoptées pour la première fois.
La Cour a statué que le genre de matériel sexuel que vise la loi est la représentation des choses sexuelles accompagnées de violence ou des choses sexuelles explicites qui dégradent ou déshumanisent tout en créant un risque de préjudice grave. Les choses sexuelles explicites non accompagnées de violence, qui ne sont ni dégradantes ni déshumanisantes ne seront pas considérées obscènes, à moins qu'elles ne mettent en cause des enfants. La Cour a reconnu une exception à la loi, à savoir lorsque le matériel obscène est nécessaire à des fins artistiques ou s'il est nécessaire pour traiter un thème sérieusement.
La décision selon laquelle l'objet des dispositions législative sur l'obscénité n'est pas d'exprimer une réprobation morale, mais d'éviter un préjudice du genre de celui qui victimise potentiellement les femmes constitue une décision historique. Pour la première fois, la Cour suprême du Canada a établi un lien entre le matériel obscène et les choses qui rabaissent ou dégradent les femmes plutôt qu'avec les choses qui heurtent une certaine notion de moralité sexuelle.