La Déclaration canadienne des droits a été la première loi fédérale du pays à protéger les droits de la personne et les libertés fondamentales. Elle est considérée comme révolutionnaire lorsqu’elle est promulguée par le gouvernement de John Diefenbaker en 1960. Cependant, elle s’avère trop limitée et inefficace, principalement parce qu’elle ne s’applique qu’aux lois fédérales et non aux lois provinciales. De nombreux juges la considèrent comme une simple aide à l’interprétation. La Déclaration est citée dans 35 affaires entre 1960 et 1982, dont 30sont rejetées par les tribunaux. Bien qu’elle soit toujours en vigueur, la Déclaration des droits a été remplacée par la Charte canadienne des droits et libertés en 1982.
Contexte: évolution des libertés civiles au Canada
Peu après la déclaration de la Première Guerre mondiale, le gouvernement fédéral adopte la Loi sur les mesures de guerre. La Loi donne au gouvernement le pouvoir de priver les gens de leurs libertés civiles, en suspendant notamment l’habeas corpus (droit à un procès équitable avant la détention). De ce fait, on interne pendant la Première Guerre mondiale plus de 8 500 personnes et jusqu’à 24 000 au cours de la Deuxième Guerre mondiale, y compris quelque 12 000 Canadiens d’origine japonaise. (Voir aussi Internement des Ukrainiens au Canada; Internement des Canadiens d’origine japonaise.)
En réponse à l’agitation ouvrière qui atteint des sommets pendant la grève générale de Winnipeg de 1919, le gouvernement fédéral adapte une partie de la Loi sur les mesures de guerre (en particulier le décret 2384) pour ajouter l’article 98 au Code criminel. L’article 98 reste en vigueur de 1919 à 1936. Il élargit la définition de la sédition dans le Code criminel tout en renforçant le pouvoir du gouvernement fédéral d’expulser des personnes.
En 1932, le sous-comité des libertés civiles de l’Association du Barreau canadien recommande d’inscrire les principaux droits dans la constitution du Canada. Même si la recommandation ne conduit pas directement à des changements, elle inspire d’autres avancées.
Prisonniers au camp d'internement de Petawawa pendant la Première Guerre mondiale. (avec la permission de Queen's University Archives)
En 1933, un nouveau parti politique appelé la Co-operative Commonwealth Federation (CCF), qui fusionnera ultérieurement avec le Nouveau Parti démocratique (NPD), adopte le manifeste de Regina. Rédigé après la Première Guerre mondiale et pendant la crise des années 1930, le manifeste s’oppose à ce que les membres de la CCF considèrent comme les excès d’un système capitaliste. À sa place, la CCF veut créer une économie socialisée planifiée. Le manifeste de Regina réclame également des droits et libertés fondamentaux, tels que les soins de santé, l’assurance chômage et la pension de vieillesse financés par le gouvernement, le droit de se syndiquer et l’augmentation des montants consacrés au logement public.
En 1946, le gouvernement fédéral du Canada suspend à nouveau les libertés civiles par le biais de la Loi sur les mesures de guerre pendant l’affaire Gouzenko. Igor Gouzenko est un chiffreur russe qui travaille à l’ambassade soviétique à Ottawa. En septembre 1945, il fait défection de l’Union soviétique et donne des documents secrets au Canada. Le gouvernement recourt à la Loi sur les pouvoirs d’urgence pour suspendre l’habeas corpus et enquêter plus avant sur l’espionnage qui sévit en son sein. (Voir La défection d’Igor Gouzenko en faveur du Canada.)
James Lormier Ilsley, alors ministre de la Justice, soutient que le gouvernement a raison de suspendre les libertés civiles. « Ces principes résultant de la Magna Carta, de la Pétition des droits, de l’Acte d’établissement et de la Loi sur l’Habeas Corpus, sont de grands et glorieux privilèges, déclare-t-il. [M]ais ce sont des privilèges que le Parlement peut et malheureusement doit parfois bousculer. » (Voir aussi Magna Carta.) James Lormier Ilsley estime qu’une déclaration des droits serait susceptible de limiter le pouvoir du Parlement. Il pense également que le Canada ressemblerait davantage aux États-Unis. Entre 1948 et 1950, les commissions parlementaires examinent et rejettent à trois reprises une déclaration nationale des droits.
En 1947, la Saskatchewan vote l’Act to Protect Certain Civil Rights–la première charte des droits au Canada. Elle protège la liberté de conscience, d’expression, d’association; la liberté de ne pas être détenu arbitrairement et les droits aux élections, à l’emploi, à l’éducation et à la propriété. Elle interdit également aux citoyens d’appliquer des restrictions discriminatoires, comme par exemple empêcher des personnes en raison de leurs « race, couleur, croyance, religion ou nationalité » d’utiliser un service ou un établissement. Cette loi s’inspire de la Racial Discrimination Act votée en 1944 en Ontario, qui interdit aux citoyens de publier des restrictions discriminatoires pour des services ou des établissements.
Déclaration des droits de l’homme des Nations Unies
En 1948, les Nations Unies rédigent la Déclaration universelle des droits de l’homme. L’objectif de l’organisation est d’empêcher que les massacres et les destructions de la Deuxième Guerre mondiale ne se reproduisent. La Déclaration va à l’encontre de la pensée totalitaire de pays comme l’Allemagne nazie en soulignant la « dignité inhérente » et les «droits égaux et inaliénables de tous les membres de la famille humaine» comme étant essentiels pour apporter la paix, la justice et la liberté au monde.
La Déclaration stipule que toute personne bénéficie de droits et libertés et ne peut être exclue pour des motifs de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, de convictions politiques ou de lieu de naissance. Elle interdit l’esclavage, la torture, ainsi que les arrestations et les détentions arbitraires. Elle garantit également le droit à la présomption d’innocence et le droit au travail, entre autres.
Le Canadien John Humphrey est à l’époque directeur de la division des droits de l’homme aux Nations Unies. Avec son équipe, il rédige la Déclaration en collaboration avec Eleanor Roosevelt, la représentante des États-Unis à la Commission des droits de l’homme des Nations Unies. Le Canada et la plupart des autres membres des Nations Unies adoptent la Déclaration en décembre 1948. (Voir aussi John Humphrey, Eleanor Roosevelt et la Déclaration universelle des droits de l’homme.)
John Diefenbaker
John Diefenbaker, avocat et homme politique de Prince Albert en Saskatchewan, compte parmi les grands défenseurs des droits civils au Canada. En 1936, alors chef du Parti conservateur de la Saskatchewan, il commence à rédiger une déclaration des droits.
John Diefenbaker accède à la Chambre des communes en 1940 en tant que député de Lake Centre en Saskatchewan. Il fait valoir que le Canada doit se doter d’une déclaration des droits pour garantir « les libertés politiques, constitutionnelles et personnelles fondamentales ». Les opposants à ce type de déclaration affirment que le Canada n’a pas succombé à une vague totalitaire pendant la Deuxième Guerre mondiale et que, par conséquent, le pays dispose déjà d’une telle garantie. John Diefenbaker évoque la déclaration des Nations Unies et rappelle tous les pays démocratiques qui ont depuis adopté des chartes similaires. Il affirme que le Canada a besoin d’une déclaration des droits pour empêcher que des personnes ne deviennent des citoyens de seconde zone en raison de leur couleur, de leurs croyances ou de leur origine ethnique. Il cite notamment l’exemple de la discrimination à l’égard des Canadiens français, des peuples autochtones, des Métis et des immigrants européens.
John Diefenbaker devient premier ministre lorsque son parti, le Parti progressiste-conservateur gagne les élections fédérales du 10 juin 1957. La promulgation en 1960 de la Déclaration canadienne des droits reste l’une de ses principales réalisations.
Principales dispositions et protections
Le préambule de la Déclaration canadienne des droits stipule que le Canada «repose sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu, la dignité et la valeur de la personne humaine ainsi que le rôle de la famille dans une société d’hommes libres et d’institutions libres». Elle précise en outre que les hommes et les institutions ne demeurent libres que dans la mesure où la liberté s’inspire du respect des valeurs morales et spirituelles et de la primauté du droit.
La Déclaration, toujours en vigueur, ne s’applique qu’aux lois et aux actions du gouvernement fédéral. Ceci est dû au fait que le consentement provincial requis n’a pas été obtenu. La Déclaration reconnaît les droits des individus à la vie, à la liberté, à la sécurité de la personne et à la jouissance des biens. (Elle ne reconnaît pas la « possession » de biens, puisque cela relève de lacompétence des provinces.) Il est interdit d’être privé de ces droits, « sauf par l’application régulière de la loi ».
La Déclaration protège les droits à l’égalité devant la loi et garantit la protection de la loi. Elle garantit la liberté de religion, de parole, de la presse, de réunion et d’association. Elle garantit également les droits juridiques tels que le droit à un avocat et à un procès équitable. Les lois doivent être élaborées et appliquées de manière à ne pas porter atteinte à ces droits et libertés.
Le gouvernement de JohnDiefenbaker abroge également une partie de la Loi électorale du Canada afin d’étendre le droit de vote aux peuples autochtones du Canada. Auparavant, les Autochtones devaient renoncer à leur statut d’Indien pour voter au niveau fédéral, un pas que beaucoup n’étaient pas prêts à franchir.
R c. Drybones (1970)
Dans l’affaire Drybones, la Cour suprême du Canada déclare qu’une disposition de la Loi sur les Indiens est « inopérante » –autrement dit qu’elle n’est plus en vigueur– parce qu’elle enfreint l’article de la Déclaration canadienne des droits qui garantit l’égalité devant la loi. L’affaire concerne un Autochtone mis en état d’arrestation à Yellowknife pour avoir enfreint un article de la Loi sur les Indiens interdisant aux Autochtones de s’enivrer en dehors de leurs réserves. Avec ses avocats, il fait valoir que cela enfreint la Déclaration des droits, car une personne non autochtone n’aurait pas été soumise à la même accusation. La Cour suprême donne finalement son accord, en citant l’interdiction de la Déclaration des droits de punir les gens pour des motifs raciaux. Le Parlement abroge par la suite cet article de la Loi sur les Indiens.
Cependant, ce succès n’est pas représentatif des difficultés rencontrées par la Déclaration des droits. Parmi 35affaires judiciaires qui citent la Déclaration entre 1960 et 1982, 30 sont rejetées. L’affaire Drybones est la seule à aboutir à la modification d’une loi.
Restrictions
La Déclaration des droits s’applique uniquement aux lois fédérales et aux actions du gouvernement, car le consentement des provinces n’a pas été obtenu. Par exemple, la Déclaration ne reconnaît pas la «possession» de biens, puisque cela relève de lacompétence des provinces. Une autre de ses faiblesses réside dans le fait que de nombreux juges la considèrent comme une simple aide à l’interprétation. L’article 2 stipule que le Parlement peut passer outre les droits mentionnés en insérant une clause « dérogatoire » dans la loi applicable. Cette clause n’a été utilisée qu’une seule fois, à savoir pendant la crise d’octobre de 1970. (Voir aussi Clause dérogatoire.)
La Déclaration des droits est invoquée dans l’affaire Lavell pour faire valoir que le droit canadien violait les droits des femmes autochtones. En 1970, l’Ojibwée Jeannette Corbiere Lavell épouse un homme non autochtone. Selon la Loi sur les Indiens, elle perd son statut d’Indienne en se mariant « à l’extérieur ». En perdant son statut, elle empêche ses enfants d’en hériter. Par opposition, les hommes autochtones qui épousent des femmes non autochtones conservent leur statut et peuvent le transmettre à leurs enfants. (Voir aussi Les femmes et la Loi sur les Indiens.)
Après le rejet de son affaire en 1971, Jeannette Corbiere Lavell dépose une requête et gagne son procès devant la Cour d’appel fédérale plus tard cette année-là. Les juges de la cour d’appel soulignent que la Loi sur les Indiens n’accorde pas l’égalité aux femmes autochtones. Ils recommandent que la Loi sur les Indienssoit abrogée pour non-respect des lois établies dans la Déclaration des droits. Cependant, la Cour suprême du Canada infirme cette décision en 1973. Dans une décision controversée et très contestée, elle estime que la Déclaration des droits n’invalide pas la Loi sur les Indiens.
Jeannette Corbiere Lavell (à gauche) et Sharon McIvor (à droite) au Commission interaméricaine des droits de l'homme (2012).
Charte canadienne des droits et libertés
Bien que la Déclaration des droits reste en vigueur, nombre de ses dispositions sont remplacées par la Charte canadienne des droits et libertés en 1982. La Charte traite des droits de la personne dans un sens plus large. Elle bénéficie également d’un champ d’application plus vaste, car elle s’applique aux lois et actions fédérales et provinciales. Enfin, contrairement à la Déclaration des droits, la Charte s’inscrit dans la Constitution, soitla loi suprême du pays.
La Charte peut être limitée par la clause dérogatoire, également connue sous le nom de disposition d’exemption. L’article 33 permet aux gouvernements fédéral, provinciaux et territoriaux de contourner temporairement les droits prévus à l’article 2 et aux articles 7 à 15 de la Charte. Autrement dit, ces organes législatifs peuvent passer outre les décisions des tribunaux interprétant la Charte dans ces domaines. L’organe législatif peut déroger à ces lois pendant cinq ans. Il doit ensuite renouveler la loi ou la laisser devenir caduque.
Voir aussi Droit constitutionnel; Histoire constitutionnelle du Canada; Philosophie des droits de la personne; Commission canadienne des droits de la personne; Loi canadienne sur les droits de la personne; La révolution des droits au Canada.