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Or, cupidité et crapules

Guidé par le scandale et la promesse de butins faciles, McGowan se retrouve naturellement au cœur de la ruée vers l’or de Californie. La vie publique est si chaotique à San Francisco qu’il y devient juge. Alors qu’il est en fonction, on le déclare complice de meurtre.

Pendant un moment bref mais historique, en 1858, l'endroit le plus important de la Colombie-Britannique est un lit de gravier dans le fleuve Fraser, à deux kilomètres au sud de Yale. La barre ne mesure que 45 mètres de long lorsque la rivière est basse et disparaît lorsque l'eau monte. On l'appelle Hill's Bar et, autour d'elle, s'improvise une ville bruyante du même nom.

C'est au début du mois d'avril qu'un petit groupe de prospecteurs amateurs, d'anciens pompiers de San Francisco, découvrent le potentiel de l'endroit. Un groupe d'hommes et de femmes des Premières nations proteste rapidement contre cette intrusion. Les deux groupes se partagent la barre, si bien que James Douglas - qui n'est pas encore sir Douglas -, le gouverneur, doit nommer un juge de paix pour y maintenir l'ordre.

En deux mois, l'étrange collectivité spontanée de Hill's Bar compte environ 400 personnes, qui semblent toutes faire de l'argent. Lorsque Douglas arrive, Edward Hill - qui a donné son nom à l'endroit - lui présente avec fierté le produit des six heures de travail de ce matin-là : presque six onces de pur or flottant, d'une valeur de 100 $, ce qui correspond à des revenus de 50 $ par jour pour chaque homme employé à la collecte.

Le mineur Bill Phinney tente de faire fortune dans une concession à Caledonia, près du ruisseau Williams, en Colombie-Britannique (avec la permission des archives de la Colombie-Britannique, A-353).

Comme Hill, la plupart des mineurs qui travaillant dans le fleuve Fraser sont des Américains : on en voit défiler 25 000 au fil de l'année, tous motivés par l'idée de se libérer de l'emprise du gouvernement. Quant à Douglas et aux administrateurs, ils arrivent bientôt d'Angleterre pour imposer l'ordre (de façon excessive, selon les Américains). Parmi les Américains, on compte non seulement les personnes nées aux États-Unis, mais aussi les Britanniques et les Européens qui se sont américanisés pendant la ruée vers l'or de Californie de 1849.

À l'été 1858, le fleuve commence à monter, et beaucoup de mineurs mécontents ou déçus se retirent et descendent le fleuve pour rentrer chez eux. Ainsi, il ne reste qu'environ 9000 hommes lorsque les niveaux d'eau se mettent à baisser à la fin de l'été et que d'autres hommes commencent à arriver. Ils construisent des écluses, c'est-à-dire de longs aqueducs en bois qui dirigent l'eau dans des goulottes rainurées remplies de gravier provenant de la rivière, laissant la puissance hydraulique faire une bonne partie du travail. Les écluses qui ne fonctionnent pas grâce à l'énergie des courants rapides sont animées par des roues d'eau havées qui servent de pompes.

En raison de sa richesse, la ville de Hill's Bar est le théâtre de divers incidents et crimes assez déplaisants, dont on accuse souvent les citoyens américains. Le jeu contribue beaucoup à installer un climat de violence, en particulier parce que beaucoup de mineurs - et peut-être la plupart - sont armés des pistolets à barillet de Samuel Colt.

Même le percepteur des impôts résidant à Fort Langley se plaint des tirs qui retentissent toute la nuit. Mais il y a pire : les criminels professionnels voient la ruée vers l'or comme une occasion d'escroquerie. Ils ont pour chef Edward (Ned) McGowan (1813-1893), un sociopathe typique : charmant, brillant, logique, persuasif et immoral.

McGowan est dans la colonie depuis peu de temps, à la suite d'une carrière stupéfiante de l'autre côté de la frontière, où il pratique le droit. Auparavant, il était surintendant de police à Philadelphie, mais il a quitté son poste en raison de son implication dans un vol de banque.

Guidé par le scandale et la promesse de butins faciles, McGowan se retrouve naturellement au cœur de la ruée vers l'or de Californie. La vie publique est si chaotique à San Francisco qu'il y devient juge. Alors qu'il est en fonction, on le déclare complice de meurtre.

Les justiciers de la région, qui le qualifient de « chef des vautours », le traquent, mais il réussit à fuir au Mexique, où il se cache jusqu'à ce que la menace disparaisse. À son retour à San Francisco, il commence à publier un journal si scandaleux que la police de la ville met fin à sa parution. Quelques mois plus tard, alors que la nouvelle du Fraser prend de l'ampleur, McGowan a déjà acquis une concession minière à Hill's Bar, par des moyens qu'on ne peut qu'imaginer.

C'est là que l'histoire se complique.

En août, Douglas apprend qu'un grand nombre de blancs ont été massacrés par des membres des Premières nations (alors qu'en fait, seules deux personnes sont mortes). Douglas rassemble une expédition constituée de lui-même, d'un géologue, de quelques membres de la Royal Marine et d'ingénieurs, accompagnés du personnel de soutien et leur suite. Ils visent les exploitations, déterminés à faire la loi. Donald Fraser, du Times of London, nouvel ami et admirateur de Douglas, se joint à l'expédition.

Fraser constate que, en général, les mineurs gagnent plus qu'ils ne l'auraient pu autrement, mais que les conditions de vie et la situation sociale sont primitives, même là où les mineurs se sont bâti des cabanes convenables.

Tout près d'une barre, Fraser trouve une bande de mineurs mangeant du bacon frit et des pommes de terre « à la Maître d'Hôtel », directement dans la poêle posée sur une souche d'arbre. Les dîneurs forment un groupe enjoué, pour qui le mélange de paille et d'ivresse sont des preuves de réussite, comme pour un vieux fripon d'Australie grisé par le brandy et l'eau.

Néanmoins, du travail sérieux s'effectue là. Les mineurs ont creusé un canal de 3,2 kilomètres de long dans lequel ils ont détourné un courant pour exploiter deux écluses qui seront alimentées par des roues d'eau, et cinq autres en sont à l'étape de la planification. Les résidents disent finir avec, en moyenne, 100 $ d'or par jour (les Français, les Irlandais et les Américains d'à côté, soumis aux caprices de la nature, déclarent gagner de 2 $ à 5 $).

Les mineurs demandent à Douglas ce qu'il sait au sujet des lois sur l'exploitation minière mais, selon Fraser, les discussions deviennent rapidement une série d'affirmations, de dénégations, d'arguments, d'explications et de répliques sans précédent. L'un cite les lois californiennes, l'autre les lois australiennes, et un troisième la « loi de tous les pays ». Le gouverneur endure stoïquement cette longue discussion.

Contrairement à la majorité des autres barres, Hill's Bar, avec ses tentes, ses appentis et ses huttes dispersés - lieux d'habitation et non de commerce - est une ville miniature, si bien que ses résidents accueillent souvent les visiteurs en déchargeant leur pistolet en l'air. C'est là que le groupe de Douglas rencontre une femme blanche, la première sur les rives du fleuve depuis Fort Hope.

Selon les dires de Fraser, il s'agit d'une petite femme blonde qui tient le restaurant rudimentaire de l'endroit. L'enseigne, confectionnée à partir d'anciens dessous, porte le message « Boarding by the Meales ».

L'orthographe est typique de l'époque. On peut lire sur l'enseigne suspendue au-dessus de la boulangerie « Brad and pajues ». Selon les explications de Fraser, il s'agissait d'une sorte de français-anglais pour « bread and pies » (pain et tartes).

Lorsque le groupe lui demande si elle est l'une des seules femmes de la communauté, la restauratrice répond que les hommes sont tous très fraternels.

Fraser fait semblant de la croire et la questionne sur les autres femmes.

« Il n'y a pas beaucoup de femmes avec qui fraterniser », répond-elle.

Après Hill's Bar, ils parcourent la courte distance les séparant de Fort Yale pour s'occuper des conséquences du soi-disant massacre. Selon Fraser, Yale a très mauvaise réputation en raison du jeu, de l'alcool et des violences de toutes sortes. Cette collectivité préoccupe plus le gouverneur que tout le reste du pays de mineurs.

Jusqu'à ce que des juges qualifiés puissent arriver d'Angleterre, on nomme des magistrats spéciaux, comme P.D. Whannell, un prospecteur qui affirme avoir tenu une commission de capitaines dans des régiments de cavalerie en Australie et en Inde.

En fait, son ancien commandant finit par informer le chef de police de Melbourne que Whannell a quitté la région minière d'Australie en novembre 1856 en abandonnant femme et enfants pour l'épouse d'un autre homme et se faire tenancier d'un saloon dans un camp minier de Californie.

Tout d'abord, Whannell est accueilli par le commissaire adjoint des terres publiques à Yale mais, bientôt, les deux hommes commencent à s'accuser mutuellement d'ivrognerie et d'inconduite officielle. Le commissaire lance une enquête avant d'être renvoyé pour corruption.

Pendant ce temps-là, Whannell signale à Douglas qu'un joueur du nom de William Foster a tué un mineur, Bernard Rice, puis s'est enfui à Hill's Bar pour chercher la protection de McGowan.

Ville de Yale, vers 1900. La ruée vers l'or en Colombie-Britannique engendre l'apparition de beaucoup de petites villes dans toute la province (avec la permission des archives de la Colombie-Britannique, C-1324).

À ce sujet - pardonnez-moi un instant - McGowan et son groupe prennent la prison de Yale d'assaut et, dans un moment de bonne humeur, libèrent un prisonnier.

Le prisonnier est un dénommé Henry Hickson, policier à Hill's Bar, que Whannell a emprisonné pour outrage au tribunal, puis renvoyé de son poste.

Cependant, George Perrier, homologue de Whannell à Hill's Bar, réinstalle Hickson dans ses fonctions et délivre un mandat d'arrestation contre Whannell. Pour ce faire, Perrier s'en remet à un détachement constitué de Ned McGowan et des membres de son gang. Par l'entremise d'un messager de confiance, Whannell communique tous ces évènements dans une lettre envoyée à Douglas, en le suppliant de lui fournir une assistance militaire immédiate.

Quelle histoire! Le pauvre Douglas, qui ne voit pas d'autre solution pour prévenir une violence généralisée, déploie son maigre personnel militaire, mais peu d'hommes se rendent à destination assez rapidement, puisque la rivière est bloquée par la glace.

Selon la Couronne, la loi de la moyenne étant ce qu'elle est, Ned McGowan serait innocent parce qu'il suivait les ordres directs de Perrier, qui avait donné à McGowan et aux McGowanites le titre d'agents de police spéciaux. Whannell apprend aussi à Douglas qu'il n'a pas réussi à arrêter Foster pour le meurtre du mineur Rice, mais qu'il a plutôt détenu le partenaire de Foster et un domestique comme principaux témoins et refusé de les libérer, même après que Foster a traversé la frontière pour se mettre à l'abri de la justice britannique.

Whannell est aussi accusé d'inconduite dans l'affaire Isaac (Ikey) Dixon, un barbier afro-américain de Hill's Bar qui dépose une plainte pour voies de fait contre deux hommes blancs. Whannell délivre des mandats pour l'arrestation du duo, mais met Dixon en prison au cas où il aurait soudainement peur de témoigner. Lorsque les deux défendeurs sont traduits en justice devant la cour de Perrier, Whannell refuse, en raison de sa haine envers Perrier, de libérer le pauvre Dixon. Il arrête plutôt le gendarme de la cour envoyé pour le chercher.

McGowan et son groupe, armés de revolvers, se rendent à Yale et arrêtent Whannell, qui est jugé devant Perrier et condamné à une amende de 25 $ pour outrage. Peu de temps après, à Yale, McGowan reconnaît un ancien membre du conseil de surveillance qui avait menacé de le lyncher à San Francisco. Il attaque l'homme sur-le-champ et est arrêté.

Le charme canaille et les antécédents juridiques de McGowan l'aident beaucoup dans les poursuites qui s'ensuivent. Il plaide coupable et confesse ses remords, mais il fait aussi la leçon aux personnes présentes - des mineurs américains - sur les vertus des lois britanniques et de ceux qui les administrent. La cour le libère moyennant une amende. La célèbre crapule retourne peu après en Californie.

grave, pour lequel il n'a pas été accusé et encore moins inculpé : un complot pour renverser le gouvernement colonial de la Colombie-Britannique en vue de son annexion aux États-Unis.

L'histoire de Hill's Bar me fait penser à Hannah Arendt (1905-1975), grande philosophe politique du XXe siècle. Comme beaucoup de ses prédécesseurs, elle consacre une grande partie de son énergie intellectuelle à imaginer la forme que prendrait le gouvernement idéal. Elle n'adhère ni au point de vue des libertariens (pour qui moins le gouvernement intervient, mieux c'est) ni à celui de l'autoritarisme (qui prône le gouvernement le plus présent possible). Elle préfère les gouvernements les plus brefs. Elle penche pour les gouvernements ad hoc et transitoires, ceux qui surgissent par nécessité tout de suite après une révolution, mais avant la ratification d'une constitution.

Selon elle, c'est la combinaison des extrêmes qui survient dans ces situations qui laisse le plus de place à la croissance personnelle et à la liberté individuelle. Elle réfléchit beaucoup aux façons de rendre ces situations permanentes (pour en fin de compte admettre que c'est impossible).

On peut se demander de ce qu'elle aurait fait de Hill's Bar, un endroit dont elle n'a fort probablement jamais entendu parler et dont la vie, bien que trop violente, fut bien trop courte.

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