Le maintien de la paix dans l’ex‑Yougoslavie
Dans les années 1990, les missions de maintien de la paix de l’ONU constituaient le principal engagement à l’étranger du Canada, des militaires et des civils canadiens stationnant dans plus d’une dizaine de pays. Après 1992, des dizaines de milliers de Canadiens sont intervenus en tant que soldats, négociateurs et travailleurs humanitaires en ex‑Yougoslavie.
Le décès, en 1980, du maréchal Tito, qui dirigeait le pays depuis la Deuxième Guerre mondiale, la fin de la guerre froide en 1989 et la montée en puissance des groupes nationalistes et séparatistes conduisent à l’éclatement des six républiques qui constituaient la Yougoslavie. La Slovénie déclare son indépendance en 1991, suivie peu après par la Croatie et la Bosnie. Le président de Serbie, Slobodan Milosevic, tente de rétablir, sous sa propre autorité, l’État fédéral; toutefois, les « guerres yougoslaves » qui s’ensuivent entre 1991 et 1995 se caractérisent rapidement par des vagues de violence meurtrière et des opérations de nettoyage ethnique. Ces différents conflits feront plus de 200 000 victimes et quelque 2 millions de personnes seront déplacées.
Mission de l’ONU en Croatie
La déclaration d’indépendance de la Croatie débouche rapidement sur une guerre civile au sein des frontières du nouvel État. La République serbe de Krajina, une entité serbe autoproclamée séparatiste appuyée par l’Armée populaire yougoslave (JNA), inclut la poche de Medak, une région agricole fertile pénétrant profondément en territoire officiel croate.
En février 1992, le Canada contribue, à hauteur d’un bataillon, à la Force de protection des Nations Unies (FORPRONU), une unité de 14 000 Casques bleus ayant pour objectif d’imposer un accord de paix en Croatie. Cet engagement dépasse, par les effectifs concernés et par les dangers encourus, toutes les autres opérations de maintien de la paix conduites par le Canada durant la guerre froide. En raison de l’imprévisibilité des forces en présence, troupes croates et troupes de la minorité serbe soutenues par la JNA, les Casques bleus canadiens se doivent, dans le cadre de cette opération, d’être plus lourdement armés que lors de missions traditionnelles de maintien de la paix.
La mission canadienne s’inscrit dans le cadre du chapitre six de la Charte des Nations Unies qui prévoit un règlement des différends avec un recours minimal à la force, sauf en cas de légitime défense. Cependant, la difficulté de cette mission réside dans l’extrême fragilité de la trêve en Croatie, une région où de puissants sentiments nationalistes peuvent à tout moment mettre le feu aux poudres en ranimant des antagonismes vieux de plusieurs siècles entre populations croates et serbes. La vérité, c’est que lorsque les Casques bleus se présentent sur le terrain, il n’y a pas réellement de « paix » à maintenir.
2e Bataillon du PPCLI
En mars 1993, le groupement tactique canadien, composé de 875 soldats – en grande partie des réservistes, mais également des membres réguliers du 2 PPCLI –, arrive en Croatie pour une première affectation de six mois. Sur place, ils doivent faire face à une intense recrudescence de la violence, les forces croates et serbes, engagées dans des campagnes de nettoyage ethnique, cherchant à tuer ou à déplacer par la force toutes les populations civiles appartenant au camp opposé.
Deux compagnies de soldats canadiens sont tout d’abord affectées à des zones rurales dangereuses avant de se voir confier la poche de Medak, un saillant stratégique constituant un renflement le long de la ligne de front entre les forces serbes et croates. Les Canadiens y ont pour mission de garantir la trêve et de superviser le retour en sécurité des réfugiés dans leurs foyers d’avant‑guerre. Cependant, dès son arrivée, la force de maintien de la paix doit faire face à des tirs de mitrailleuses et de pièces de mortier, étant même, parfois, victime d’embuscades et de traquenards. Dans un contexte où environ 15 000 à 18 000 soldats serbes sont toujours présents dans des zones officiellement « démilitarisées », l’armée croate a pour objectif de les en expulser. Les Canadiens, considérés par les deux parties belligérantes comme un obstacle, se retrouvent pris entre deux feux.
Combats dans la poche de Medak
Le 9 septembre 1993, alors que les éléments de tête du 2 PPCLI franchissent les lignes serbes pour occuper les positions qui leur ont été assignées par l’ONU dans le secteur sud, des civils serbes fuient pour sauver leur vie, précédant de peu une attaque de l’infanterie croate contre la poche de Medak. Les Canadiens, renforcés par deux compagnies d’infanterie mécanisées de l’armée française, se retranchent sur des positions défensives en attendant qu’un nouveau cessez‑le‑feu puisse être obtenu. Pendant ce temps, les forces serbes et croates échangent plus de 6 000 tirs d’obus d’artillerie et de missiles.
Le 13 septembre, sous la pression internationale et dans le cadre de négociations conduites par les Nations Unies, les belligérants signent l’Accord de la poche de Medak, prévoyant un retrait sur les lignes en vigueur le 8 septembre. Toutefois, le 15 septembre, les Croates lancent une attaque à la mitrailleuse, aux grenades à fusil et au mortier sur les tranchées canadiennes. Ils mettent également en œuvre, cette même nuit, une deuxième attaque beaucoup moins intense. Les Canadiens ripostent en exploitant toutes les forces qu’ils sont capables de mobiliser.
Au plus fort des combats, sur le flanc gauche de la compagnie Charlie, la section commandée par le Sergent Rod Dearing se voit contrainte de repousser cinq attaques croates distinctes. Les troupes canadiennes et françaises résistent aux tirs d’artillerie et bloquent un grand nombre d’attaques croates plus limitées conduites tout au long de leurs lignes. On compte 27 tués du côté croate et 4 blessés du côté canadien. Bien qu’ultérieurement, l’armée croate ait expliqué que ses soldats étaient tombés sous le feu des Serbes, on ne sait pas véritablement, jusqu’à aujourd’hui, si des tirs des forces canadiennes ont pu y contribuer ou non.
Conséquences
Le 16 septembre, les Croates finissent par entamer un retrait de la poche de Medak. Une confrontation particulièrement tendue s’ensuit entre les forces croates et canadiennes, les premières empêchant ces dernières de pénétrer dans la zone dévastée jusqu’à l’entrée en vigueur à 12 h du nouvel accord; toutefois, sur le terrain, l’armée croate ignore les termes de ce cessez‑le‑feu et refuse l’entrée aux Canadiens jusqu’à 13 h 30. Bien que les Casques bleus aient de bonnes raisons de supposer qu’en les retardant, les Croates cherchent à gagner du temps pour mener à bien leur nettoyage ethnique de la région, ils sont impuissants et ne peuvent pénétrer dans la zone que si l’armée croate les laisse faire.
Après des négociations au cours desquelles le commandant du 2 PPCLI, le Lieutenant‑colonel James Calvin, menace, avec succès, les Croates d’informer la presse internationale de leur refus de respecter les termes de l’accord qu’ils ont signé, les forces croates finissent par se retirer. En effectuant des recherches dans la poche de Medak, des Canadiens épuisés sont horrifiés de n’y trouver aucun survivant. Ils découvrent plutôt des preuves d’exécutions de masse et de cadavres déplacés. Leur tâche consiste désormais à consigner et à photographier au plus vite les traces restantes de torture et d’assassinats. Les mesures méticuleuses effectuées par le 2 PPCLI pour documenter les preuves de nettoyage ethnique donneront naissance à une procédure standard qui sera désormais utilisée par la FORPRONU dans la préparation des procès pour crimes de guerre.
Accomplissements
À l’occasion de la bataille de la poche de Medak, les forces canadiennes ont livré leurs combats les plus importants depuis la guerre de Corée. Bien que la population canadienne n’ait pas été immédiatement consciente de la nature et de l’ampleur de cet engagement, en 2002, la gouverneure générale Adrienne Clarkson décerne au 2 PPCLI la mention élogieuse du commandant en chef à l’intention des unités, en reconnaissance de ses exploits extraordinaires accomplis dans des circonstances extrêmement dangereuses. Le bataillon reçoit également une telle mention élogieuse de la part du commandant de la Force de l’ONU, un honneur qui ne sera accordé que trois fois dans toute l’histoire de la FORPRONU.
Cette bataille changera la nature du maintien de la paix, l’ONU en venant à reconnaître la nécessité d’armer lourdement les forces chargées de faire appliquer les traités dans des zones de conflit permanent.
Peu à peu, le gouvernement canadien va également réaliser l’ampleur des répercussions du trouble de stress post‑traumatique sur ses Casques bleus de retour au pays, et comprendre qu’il est indispensable, en vue de minimiser ces conséquences dramatiques, de mettre en place des réunions individuelles de fin de mission et d’offrir un soutien permanent aux soldats ayant été témoins d’actes d’une brutalité extrême et de terribles souffrances humaines. De nombreux soldats de retour de Medak, dont beaucoup étaient de jeunes réservistes, seront hantés pendant de nombreuses années par ce qu’ils ont vécu sur place. Les Forces armées canadiennes distingueront le Lieutenant Tyrone Green, l’artilleur Scott Leblanc et l’Adjudant William Johnson pour leurs actes de bravoure. Le leadership du Sergent Rod Dearing sera également reconnu et le Lieutenant‑colonel James Calvin se verra remettre la Croix du service méritoire.