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Africville

Africville était un village de Noirs canadiens situé au nord d’Halifax et fondé au milieu du 18e siècle. Au cours des années 1960, la ville d’Halifax a démoli la communauté balnéaire autrefois prospère dans ce que plusieurs ont qualifié d’acte de racisme. En 2010, le maire de la municipalité régionale d’Halifax a présenté des excuses pour cet acte. Pour de nombreuses personnes, Africville symbolise l’oppression subie par les Canadiens noirs, ainsi que les efforts déployés pour redresser les torts qui leur ont été causés au cours de l’histoire.

Origines

La fondation d’Halifax remonte à 1749, lorsque des Africains réduits en esclavage creusent les routes et construisent une grande partie de la ville. Certaines preuves indiquent que cette communauté noire, une des premières du Canada, vit à quelques kilomètres au nord de la ville, sur la rive sud du bassin de Bedford, une région qui devient Africville. D’autres preuves suggèrent que certains des Marrons jamaïcains (des Africains ayant fui l’esclavage), réinstallés par le gouvernement britannique en  Nouvelle-Écosse, s’établissent dans le bassin de Bedford en 1796.

Le premier registre officiel d’Africville date de 1761, lorsque des terres sont octroyées à plusieurs familles blanches, incluant les familles qui importent et vendent des femmes et des hommes africains réduits en esclavage. En 1836, le chemin Campbell relie le centre d’Halifax à la région d’Africville. Il est probable que plusieurs familles noires habitent la région, et donc elle porte le surnom de « village africain ». Sa population se compose d’anciens esclaves, de Marrons et de Noirs réfugiés de la guerre de 1812. Plusieurs de ces réfugiés sont d’anciens esclaves de la région de Chesapeake, aux États-Unis.

En 1848, William Arnold et William Brown, deux colons noirs, achètent des terres à Africville. D’autres familles les rejoignent et en 1849, la Seaview African United Baptist Church ouvre ses portes pour desservir les 80 résidents du village. (Voir Baptistes au Canada.) L’église est surnommée « le cœur battant d’Africville », et elle constitue le centre du village tant pour les pratiquants que les non‑pratiquants. Les principaux événements civiques de la communauté comme les mariages, les funérailles et les baptêmes y sont célébrés. Les baptêmes et les services du lever du soleil de Pâques sont réputés. Les Néo‑Écossais noirs autant que les Néo‑Écossais blancs se rassemblent le long des rives du bassin de Bedford pour regarder la procession chantante partir de l’église vers la mer, pour y baptiser les adultes dans les eaux. Après de nombreuses pétitions des résidents d’Africville, une école y ouvre ses portes en 1883. Avant que l’école ouvre ses portes, une résidente avait été enseignée à de nombreux enfants d’Africville.

Des impôts, mais aucun service

Des résidents d’Africville dirigent des entreprises de pêche à partir du bassin de Bedford, ils vendent leurs prises localement et sur le marché d’Halifax. D’autres habitants exploitent des fermes, et plusieurs d’entre eux ouvrent de petits commerces à la fin du 19siècle. Africville devient un refuge contre le racisme auquel ses résidents sont confrontés à Halifax (voir Préjugés et discrimination). Dans cette ville, les femmes noires ne peuvent généralement trouver du travail que comme domestiques. Quant aux hommes, leurs offres d’emploi se limitent à du travail comme porteurs de wagons-lits sur les trains. Les enfants se baignent dans l’étang Tibby et jouent au baseball sur le terrain Kildare. Durant l’hiver, tout le monde joue au hockey sur l’étang gelé.


La ville d’Halifax perçoit des impôts à Africville, mais ne fournit pas de services tels que le pavage des routes, l’eau courante ou les égouts. En 1854, une extension de chemin de fer traverse le village. Plusieurs demeures sont expropriées ou détruites. Des propriétaires protestent et affirment n’avoir reçu aucun dédommagement pour la perte de leurs terres, et en plus, les trains qui passent à toute vitesse posent un danger pour le village, en plus de le polluer. Mais en 1912 ainsi que durant les années 1940, encore plus de terres sont expropriées pour le chemin de fer. Au cours de la première moitié du 20siècle, des services municipaux comme le transport en commun, la collecte des ordures, les installations de loisirs et une protection policière adéquate sont toujours inexistants à Africville.

Lors de la deuxième moitié du 19siècle, la ville d’Halifax continue à implanter à Africville des services indésirables. Ceux-ci incluent une usine de fabrication d’engrais, des abattoirs, la prison Rockhead (1854), des fosses d’enfouissement de déchets humains, ainsi que le Infectious Diseases Hospital, un hôpital spécialisé dans les maladies infectieuses (années 1870). En 1915, le conseil municipal d’Halifax déclare qu’Africville « sera toujours un quartier industriel ». Un grand nombre de résidents d’Africville estiment que le racisme est au cœur de cette décision.

Explosion d’Halifax

En 1917, l’explosion d’Halifax occasionne la mise de côté des plans de transformation d’Africville en zone industrielle. Le désastre a rasé une grande partie de Halifax North End (le nord de la ville) et cause d’importants dommages à Africville. Un effort de secours mondial permet de recueillir des millions de dollars en dons afin de rebâtir Halifax, mais aucun fonds n’est consacré à la reconstruction d’Africville. La ville d’Halifax n’a effectué aucune enquête pour évaluer les dommages causés à Affricville, mais des sources orales attestent que plusieurs maisons ont subi des dommages considérables et que plusieurs ont perdu leurs toits. Environ quatre Africvilliens sont décédés, mais on croit qu’ils se trouvaient alors dans la partie nord d’Halifax au moment de l’explosion.

Tout au long des années 1930, les résidents d’Africville déposent des pétitions auprès de la ville d’Halifax afin qu’elle leur fournisse des routes pavées, des services d’eau courante, l’évacuation des eaux usées, une collecte d’ordures, de l’électricité, des lampadaires, des services de police, ainsi qu’un cimetière. Mais leurs demandes sont largement rejetées.

Au cours des années 1950, Halifax construit un terrain de décharge à ciel ouvert à Africville. L’administration avait envisagé d’autres emplacements, mais le conseil municipal jugeait que c’était inacceptable pour ses résidents des régions comme Fairview. Un conseiller municipal a déclaré que le dépotoir constituait une « menace sérieuse pour la santé », et qu’il ne devait pas être placé dans le quartier de Fairview. Le conseil vote pour l’aménagement du dépotoir à 350 mètres de l’extrémité ouest d’Africville. Le procès‑verbal de cette assemblée municipale ne fait état d’aucune préoccupation quant à la santé des résidents d’Africville ni d’aucune consultation ni protestation de leur part.

Lorsqu’arrivent les années 1960, un bon nombre de citoyens blancs d’Halifax qualifient Africville de bidonville construit autour d’un dépotoir par des charognards. Le fait qu’Africville soit perçue comme un bidonville joue un rôle important dans l’adhésion du public à sa destruction.

L’école d’Africville ferme ses portes en 1953 lorsque la Nouvelle‑Écosse met fin à la ségrégation de son système d’éducation. (Voir aussi Histoire de l’éducation ; Ségrégation raciale des Noirs au Canada.) En pratique, cette mesure signifie la fermeture de plusieurs écoles noires et le transport par autobus des élèves vers les écoles blanches les plus proches. Ainsi, les élèves d’Africville commencent à fréquenter les écoles d’Halifax. Un bon nombre d’entre eux font face à de la discrimination et ils sont envoyés dans des classes « auxiliaires », qui ne disposent que de peu de ressources.

Culture

Africville est un endroit culturellement important. Les Brown Bombers d’Africville sont une équipe de hockey populaire de la Colored Hockey League (ligue de hockey de couleur) des Maritimes, une entreprise en grande partie dirigée d’Africville, et ils attirent de larges foules, du début de la création de la ligue en 1895 jusqu’à sa fin en 1930.

Durant les années 1960, le boxeur Joe Louis (1914 — 1981) visite Africville. Joe Louis se trouve à Halifax pour arbitrer un match de lutte, et il demande où habite la population noire de la ville. On lui répond qu’elle vit à Africville et il décide donc de s’y rendre. En fait, Africville a produit le premier champion mondial de boxe noire : George Dixon (1870-1908).

Africville a un lien fort avec la musique. La Seaview African United Baptist Church est également réputée pour ses prédicateurs et sa musique. La chanteuse Portia White (1911 — 1968) travaille comme institutrice à Africville. Le musicien américain Duke Ellington (1899-1974) visite Africville dans les années 1960. Son beau-père est originaire de la ville et Duke Ellington y séjourne pour rendre visite à sa famille.

Malgré des conditions de vie difficiles et sa réputation grandissante de « bidonville » au cours du 20e siècle, les habitants d’Africville maintiennent généralement une profonde fierté pour leur communauté. Elle est perçue comme une idylle rurale distincte d’Halifax. Plusieurs font l’éloge de sa population et de son emplacement au bord de la mer, et un de ses résidents, qui a beaucoup voyagé, l’appelle « l’un des plus beaux endroits où je sois jamais allé ».

« Renouveau urbain »

Les plans visant à faire approuver Africville comme terrain industriel sont restaurés et approuvés par le conseil municipal d’Halifax en 1947, lorsque la région est rezonée à cette fin. Des rapports préparés en 1956 et 1957 recommandent au conseil de reloger les résidents d’Africville afin de libérer l’espace pour des projets industriels. En 1962, la ville approuve les plans pour la construction d’une autoroute en direction du centre‑ville d’Halifax qui passerait par Africville. Toutefois, elle n’est jamais construite.

Fonctionnaires municipaux d'Halifax tenant des plans, avant la démolition d'Africville, 1965.

Dans le cadre d’une assemblée publique à Africville en 1962, 100 résidents se prononcent fermement contre la relocalisation, et ils déclarent qu’ils préfèrent améliorer leur communauté. Dans une entrevue de l’époque pour la CBC (ou Société Radio-Canada en français), le propriétaire Joe Skinner explique qu’Africville est un endroit où les Noirs sont libres, et qu’il refuse de déménager à Halifax pour mettre fin à la ségrégation. « Je crois que nous devrions avoir la chance de redévelopper nos propriétés autant que n’importe qui », déclare-t-il.

Joe Skinner :

« Lorsqu’on est dans ce pays et qu’on est propriétaire, on n’est pas un citoyen de seconde zone. C’est pourquoi mon peuple possède ces terres, il a travaillé pour ces terres, il a peiné pour ces terres. Ce sont des terres qui nous appartiennent, et auxquelles nous tenons. Mais lorsqu’on tente de nous enlever nos terres, sans rien offrir en retour, alors on devient un paysan, dans n’importe quel pays ».


Le conseil d’Halifax vote en faveur de l’élimination « des logements insalubres et des structures délabrées de la région d’Africville ». La ville promet un processus de « renouveau urbain », en relogeant les résidents dans des habitations de qualité supérieure à Halifax. (Voir aussi Réformes urbaines.) Le premier terrain est exproprié en 1964. Au cours des cinq années suivantes, les maisons d’Africville sont rasées par des bulldozers, les unes après les autres. Certains résidents sont relogés dans des logements abandonnés ou dans des habitations à loyer modéré. Lorsque l’entreprise de déménagement engagée par la ville annule son contrat, Halifax fait venir des camions à ordures pour déplacer les résidents et leurs biens. Les préjugés envers les habitants d’Africville s’aggravent lorsqu’ils arrivent dans leur nouveau quartier à bord de ces camions.

Une résidente d'Africville, Dorothy Carvery, dont on a déménagé les biens à l'aide d'un camion ordures de la ville d'Halifax

Les habitants comparent Africville à une zone de guerre où les maisons disparaissent chaque jour. Plusieurs propriétaires découvrent que leurs maisons ont été démolies au bulldozer à leur insu ou sans leur permission. D’autres reçoivent un avis d’éviction quelques heures à peine avant la venue des bulldozers. Un homme rentre chez lui après un séjour à l’hôpital et découvre que sa maison a été démolie pendant son absence. De nombreux résidents doivent se résoudre à quitter les lieux en emportant uniquement ce qu’ils peuvent transporter. Au printemps 1967, la Seaview African United Baptist Church est détruite au beau milieu de la nuit. Pour plusieurs résidents, ce geste sonne le glas de la communauté. Le mouvement d’expropriation s’accélère alors que les résidents décident d’accepter les offres offertes, quelles qu’elles soient.

En 1969, la dernière propriété est expropriée et démolie, et le dernier des 400 résidents d’Africville quitte les lieux. Un résident, Eddie Carvery, de 24 ans, retourne à Africville en 1970 et y plante sa tente en guise de protestation. Il exige une enquête publique et une indemnisation individuelle pour les résidents de la communauté, et il occupe activement le site de temps en temps pendant plus de cinq décennies. En novembre 2019, le camp de protestation d’Eddie Carvery à Africville est démantelé. C’est l’une des plus longues manifestations en faveur des droits civils de l’histoire du Canada.

Conséquences

Après leur relocalisation, les résidents déplacés constatent rapidement que l’offre « maison pour maison » proposée par la ville ne se concrétise pas. Plusieurs d’entre eux réalisent que le montant octroyé en échange de leur terrain et de leur propriété ne suffit qu’à un acompte sur l’achat d’une nouvelle maison ou encore, à la location d’une habitation à prix modéré pour une courte période. Les emplois sont toujours difficiles à trouver, car plusieurs entreprises refusent d’embaucher des Noirs. Sans église et lieux communautaires, les anciens résidents déplacés s’éloignent. Certains d’entre eux déménagent à Montréal, à Toronto ou à Winnipeg. Ceux qui demeurent à Halifax se voient obligés de se tourner vers l’aide sociale pour couvrir les coûts croissants de la vie en milieu urbain.

En 1969, d’anciens résidents forment le Africville Action Commitee (comité d’action d’Africville) afin d’obtenir réparation et maintenir la communauté en vie. La Africville Genealogy Society (société de généalogie d’Africville) est créée en 1983 à de mêmes fins, et les anciens résidents commencent à organiser des pique-niques, des services religieux et des rassemblements durant les fins de semaine sur l’ancien site d’Africville.

Le terrain d’Africville est transformé en logements privés, en rampes d’accès pour le pont A. Murray MacKay et en terminal à conteneurs pour Fairview. La zone centrale est transformée en parc à chiens nommé Seaview Park.

En 1996, le site est déclaré lieu historique national du Canada. La citation le qualifie de « lieu de pèlerinage pour les personnes qui rendent hommage à la lutte contre le racisme ». Le 24 février 2010, Peter Kelly, maire de la municipalité régionale d’Halifax, présente des excuses pour la destruction d’Africville, et déclare que la ville va construire une réplique de son église. Le musée de l’église ouvre ses portes en 2012, et la région est rebaptisée Africville Park (voir aussi Parcs urbains). Le 30 janvier 2014, la Société canadienne des postes émet un timbre commémoratif démontrant la photographie de sept jeunes filles, toutes anciennes membres de la communauté, avec pour arrière-plan une illustration du village.

Chaque été, d’anciens Africvilliens et leurs descendants continuent d’organiser des réunions dans le parc, et un bon nombre d’entre eux campent sur les lieux de leur ancienne demeure. Au musée de l’église, une messe de Noël est célébrée depuis 2012.

En février 2020, à l’occasion de la Journée du patrimoine de la Nouvelle-Écosse, le gouvernement provincial annonce qu’une cloche qui était autrefois suspendue dans l’église Seaview United Baptist Church serait restituée et placée sur le terrain à l’extérieur du Africville Museum. La cloche, qui a survécu à la démolition de l’église en 1967, a été conservée en lieu sûr dans une église de Beechville pendant plus de 50 ans.

Aujourd’hui, Africville est un symbole puissant de la lutte contre le racisme et la ségrégation, tant en Nouvelle‑Écosse qu’ailleurs dans le monde.

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